La Seconde Guerre mondiale est une source d'inspiration intarissable, Gaëlle Nohant reprend le thème sous un angle encore différent, un sujet dont je n'avais personnellement jamais entendu parlé, une institution qui agit en toute discrétion, l'International Tracing Service. À partir de cette agence dont l'existence n'a rien de fictif, Gaëlle Nohant a brodé des histoires, des destins, des drames de familles juives, ou simplement d'ennemis, de gens au mauvais endroit, passés, souvent décédés, par un camp de concentration. Je ne connaissais pas Gaëlle Nohant, le résumé m'a semblé très prometteur et mon intuition s'est révélée fort juste. On a beau lire et relire des fictions qui prennent racine dans ces cinq années de guerre, si l'écriture et le récit sont authentiques, les émotions sont les mêmes.
Irène est employée à l'International Tracing Service, basé en Allemagne à Bad Arolsen, non loin de Francfort, géré par la Croix-Rouge jusqu'en 2015, dont le but est de restituer les objets retrouvés aux descendants des défunts assassinés dans les camps. Ils répondent également aux demandes de ces mêmes descendants, et mettent leurs archives à disposition aux chercheurs et autres professionnels. Je ne vais pas m'engager dans un exposé de ses fonctions et de son histoire, si vous lisez ce roman, vous trouverez toutes les réponses à vos questions, sinon, il dispose d'un site internet. Irène, mère d'un jeune homme, ex-femme d'un Allemand de bonne famille, travaille là-bas, la nature de ce travail fait qu'elle y passe plus de temps que nécessaire, à rechercher et retrouver les héritiers oubliés. Elle réceptionne un jour un médaillon que possédait une vieille femme sur le point d'être enterrée et dont le fils doute de sa provenance, il le restitue à l'ITS, pris dans les mailles d'une culpabilité qui ne lui appartient pas. À partir de ce médaillon, ce n'est pas seulement une vie, qu'elle va s'acharner à remonter, c'est tout un réseau de destinées écourtées, blessées, amputées : certains d'entre eux sont morts aux camps, certains sont arrivés à s'échapper, physiquement s'entend, car il en va autrement psychologiquement, beaucoup sont juifs, mais pas seulement. L'ignominie nazie touche tout le monde et de toutes les façons, pas seulement à travers les camps. Les enfants dits aryens étaient enlevés à leur famille d'origine. On condamnait les parents récalcitrants, aussi allemands et blonds, furent-ils.
Outre les histoires personnelles de chacun, il est question de la culpabilité que portent les descendants de ces nazis, ouvertement, ou par obligation. La mémoire est un mécanisme protecteur, sélective, qui va enfouir ses hontes dans un oubli protecteur, confortable et opportun, pour faire en sorte de continuer à vivre. Elle dénonce cette façade que se sont construits ces allemands, entre eux et leur conscience, leur conscience et leur passé, pour ne pas affronter ses démons, qu'ils soient la honte, le déshonneur ou tout simplement l'horreur de son comportement. Ou des héritiers qui refusent le passé, la remise en question de ce qu'ils pensaient être leur racine, une incapacité à assumer, parler, même chez les cadres. Une sorte de complicité complaisante par ce refus d'assumer jusqu'au bout les responsabilités qui incombent à chacun, à débusquer les quelques collaborateurs nazis qui se cachent dans la société. Ce sentiment de honte et de déni, impossible à assumer, se niche dans toutes les strates de la société et en tant qu'ex-femme d'un Allemand dont le père a combattu pour la Wehrmacht, Irène en est la première consciente. Les fautes de ces parents et aïeux est un héritage impossible à expier, la douleur de ces ascendants tués, torturés, déportés, adoptés, est impossible à surmonter dès lors où tous les responsables n'ont pas tous été jugés et ont repris une vie alors que d'autres ont été douloureusement privés de la leur.
Ces histoires de vie toutes liées à la Shoah et au national-socialisme, qui a bâti des camps pour parquer non seulement les Juifs, mais aussi homosexuels, tziganes, asociaux, handicapés, malades mentaux ou simples individus désobéissants, sont étroitement mis en lien avec la crise économique, et ces migrants qui arrivent en Europe par vague, et qui ont remis au jour le racisme décomplexé de pas mal d'Européens. Comme une prolongation infinie de l'antisémitisme primaire, qui ne s'est jamais éteint, une haine constante de l'autre, du différent, de celui qui vient pour s'approprier nos ressources. L'auteur reconstitue très justement les enjeux et mécanismes de la mémoire, qui ne porte pas qu'un enjeu historique et politique, mais aussi économique, aussi trivialement soit-il, il s'agit du montant du dédommagement des victimes. C'est d'ailleurs une question que l'on a vu surgir lors de l'indemnisation des victimes des récents attentats.
J'ai apprécié cette valse narrative entre les histoires de chacun des protagonistes qui se conjuguent pour donner une continuité narrative au récit, où les racismes du passé embrassent les xénophobies présentes, ou des familles disloquées, recomposées sur les ruines incurables du nazisme. Et de ce récit de reconstruction, de recherches perpétuelles, de remboursement de dettes, qui ne seront de toute façon jamais soldées, s'ouvrent d'autres questions, dont il ne fait pas bon de parler, du financement de ces dettes qui finit par devenir un enjeu économique, de l'inanité pour certains à s'acharner à solder les dettes du passé quand d'autres ne font que se creuser plus profondément.
Lien :
https://tempsdelectureblog.w..