Ne pas arriver à se sentir au milieu mais toujours sur les bords prédispose à l'écart et à la tentation du départ en terre étrangère, fût-ce pour y retrouver le constat de "ne pas en être", avec des coefficients différents selon les pays de culture atavique aux fortes féodalités, ou ceux d'immigration où les différences se rencontrent en surface.
Tu éprouves la honte de n'avoir pas crevé de faim, d'être revenu sain et sauf en France, de n'avoir perdu qu'une oreille quand des millions d'hommes, femmes et enfants nt été gazés et brulés. POurquoi toi ? Par quel hasard ? Tu décides alors de te taire et de ne jamais raconter ta guerre, tu ne commenteras pas l'extermination des Juifs d'Europe, tu seras une tombe. Le silence ou le cri sont les seules réactions appropriées à ce que les mots articulés ne peuvent que trahir. D'ailleurs, même les rescapés qui voudraient témoigner restent inaudibles, leur histoire demeure irracontable et, de surcroît, personne ne souhaite l'écouter.
La guerre a été aussi une "école de la vie", dis-tu, car elle t'a fait voir l'humanité nue et crue, et tu n'es pas vraiment devenu un humaniste après avoir compris ses logiques grégaires. Dans les situations exceptionnelles, le vernis social, si fragile, s'écaille, observes-tu, et les individus se révèlent lâches, menteurs, généreux ou courageux. Des gens qui n'étaient rien deviennent quelque chose, et d'autres, qui étaient quelque chose, se réduisent à rien.
De tels récits, quand bien même sont-ils formulés par des témoins, humanisent un vécu abyssal qui a franchi, durablement, les frontières de l'inhumain et demeure dans les marges du langage. Ils sont à la fois exceptionnels, car il n'est pas fréquent de vivre au plus proche de la mort pendant cinq années de guerre, et ordinaires, parce que tant de Juifs ont vécu des histoires semblables.
Entre Chaïm et Albert un récit a bégayé, celui de l'assimilation des Juifs, le fils oubliant son père et poursuivant un même désir de fuir ses origines et de s'incorporer à la France, quitte à recevoir son passé en pleine face, comme un boomerang.
Le silence ou le cri sont les seules réactions appropriées à ce que les mots articulés ne peuvent que trahir.
La vie s'est perpétuée ici, sans toi, et bien que tu réintégres tes paysages d'enfance, tubes désormais un étranger de l'intérieur, ces couleurs ces cravates et même ces femmes ne sont pas pour toi.
Lors d’un danger, la pensée magique surgit et donne à croire que, par une intense concentration, la conscience a le pouvoir de modifier le réel. Alors tu dépenses une énergie folle pour maintenir la conversation. Un mot de cet officier en uniforme devant l’homme nu et tout va se terminer là, toutes les espérances, et même toute l’existence.