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Critique de HordeDuContrevent


« Dans une famille, le non-dit est ce que l'on guette. Mais le bruit d'une famille consiste à le noyer ».

C'est une grande maison dans la prairie, une maison couleur lavande aux volets violets, sertie de vérandas, de tourelles et de grandes cheminées, adossée à la colline de High Point Farm, dans l'état de New York. Ceux qui vivent là ont perdu la clé de cette grande ferme un peu brinquebalante, anarchique, d'une propreté douteuse, envahie par les herbes et les immenses arbres qui la cachent en été, entourée de terrains broussailleux et vallonnés, où vit la famille Mulvaney, c'est-à-dire six personnes : le chanceux et énergique père Michael, la pétulante et fantasque mère Corinne, les trois fils Mike le sportif, Patrick l'intellectuel et Judd le benjamin un peu invisible, et la solaire fille Marianne. Mais aussi des chevaux, des chiens, des chats, des chèvres, un canari…il fait bon vivre dans cette famille où chacun trouve sa place dans cette atmosphère de fête, entre rituels, codes familiaux uniques plein d'humour et d'originalité et vieilles légendes familiales racontées à table, surnoms surprenants donnés à chacun, joyeux bruits et chants dès potron-minet, tâches assignées et respect de la singularité de chacun.

« Les Mulvaney étaient une famille qui trouvait précieux tout ce qui lui arrivait, où l'on conservait la mémoire de tout ce qui était précieux et où tout le monde avait une histoire ».

Joyce Carol Oates nous présente la famille parfaite, ce genre de famille qui fait des envieux, s'exposant sur toutes les photos de la maison avec des sourires à en faire craquer la peau des joues. Ces photos tellement démonstratives qu'elles finissent par mettre mal à l'aise, comme si elles cachaient certaines lézardes, certaines failles, tapies, prêtes à surgir et à faire leur oeuvre de destruction au moindre accroc. Comme si étaler ainsi le bonheur permettait de se prouver quelque chose et de cacher d'importantes faiblesses. Comme si ce trop-plein de lumière sur la photo ricochait sur nous, éblouissante et fiévreuse, permettant de ne pas examiner de trop près telle mâchoire crispée, tel regard étrange, tel poing aux jointures blanches de devoir serrer fort…Soleil brillant aveuglant, comme dans un miroir fracassé…

L'auteure, à travers cette famille, semble avoir trouvé un sujet d'étude parfait, passant du temps consciencieusement avec chaque membre, analysant avec minutie la personnalité et la psychologie de chacun, les ajustant les uns par rapport aux autres, maillage parfait, pièces se soutenant les unes par rapport aux autres telle une construction en sucre dont l'effondrement d'un seul d'entre eux pourrait avoir un effet domino catastrophique. Pourtant n'est-ce pas dans les épreuves qu'il est donné à voir la solidité de cette construction familiale précisément ?

« On n'oublie jamais le paysage de son enfance, pensa Corinne. Les souvenirs les plus anciens sont ceux que l'on chérit le plus. Elle espérait que Michael et elle avaient donné à leurs enfants un paysage qui les accompagnerait toute leur vie. Une consolation, un réconfort ».

Pourtant lorsque le drame arrive cet été 1976, lorsque la fille iconique de la famille est tragiquement salie, la désintégration de la famille, lentement, va commencer. Joyce Carol Oates a renversé un des sucres, pilier de l'ensemble, en l'occurrence la fille tant aimée, sorte de princesse chérie, et analyse l'effondrement de tous les autres sucres. Eclatement de la bulle de cocon, fin de la magie…Exil de Marianne par les parents sans un mot de consolation, chagrin dévastateur, perte des repères, rejet de la famille par le village, entreprise qui périclite, alcoolisme, éclatement de la famille…C'était donc ça la famille Mulvaney que tout le monde enviait, à exploser ainsi au premier drame venu ?

C'est Judd, désormais trentenaire, qui raconte dans l'essentiel des chapitres l'histoire de la famille à la façon d'un album de famille, véridique, fait de souvenirs, de conjectures, de nostalgie, l'oeuvre de toute une vie…Judd le benjamin se reposant sur ses souvenirs mais aussi sur les souvenirs des autres, qui sont plus âgés et détiennent donc l'autorité. le « je » de ces chapitres-là alterne avec le « elle » des chapitres consacrés à Marianne.
Au-delà de l'histoire de l'éclatement d'une famille, et de sa reconstruction éventuelle sous une autre forme, ce livre est captivant dans sa façon de soulever les innombrables questions liées à toute famille. Les souvenirs que nous léguons à nos enfants, ce que nous leur transmettons, la façon de se construire et de grandir avec cet héritage, la façon de vivre après une tragédie familiale et de la surmonter, les étapes dans la vie des parents au fur et à mesure de l'avancée en âge des enfants. J'ai été très touchée par la mère, Corinne, optimiste, qui se bat envers et contre tout. C'est elle le pilier véritable qui saura redevenir la pièce maitresse de la famille. Elle est la clé de cette famille, elle sait unir, elle saura réunir de nouveau, même si l'amour porté à son mari l'a un temps aveuglée.

« C'était vraiment fini, n'est-ce pas ? Corinne ne s'en était pas tout à fait rendu compte. Cette demi-heure tumultueuse où tous les enfants, en rentrant de l'école, se pressaient dans la cuisine, haletants et surexcités, échangeaient les nouvelles de la journée, plaisantaient, riaient, fonçaient sur le réfrigérateur…au milieu des aboiements ravis des chiens, pour qui c'était aussi le grand moment de la journée. Ces années merveilleuses où Mikey était encore au lycée, et Judd encore à l'école primaire, P.J, Bouton, Ranger. Et leur bonne vieille maman rayonnante de plaisir, même quand elle ronchonnait : « Hé ! Bande de pillards ! Gare à vous si vous n'avez pas faim ce soir ! Comme si des garçons en pleine croissance risquaient de manquer d'appétit. Ces garçons affamés qui dévoraient des sandwiches au beurre de cacahuète, des cookies au chocolat, des tranches de cheddar américain, des petits-beurre rances dégoulinants de confiture».

Si la première partie m'a harponnée au point de ne pouvoir lâcher le livre, j'ai trouvé plus de longueurs à la seconde partie même si le charme opérait toujours. Avec en toile de fond les interrogations qui sont miennes constamment, vôtres sans doute aussi, celles de tout un chacun : notre vie nous appartient-elle vraiment ? N'est-elle pas celle de nos parents dans le sens où nous devons ce que nous sommes, nos fragilités, nos lubies, nos faiblesses, à nos parents, notre enfance, ce qu'ils nous ont transmis, nos gènes, notre histoire familiale même ancienne ? Quand devenons-nous libres ? le voulons-nous d'ailleurs, le pouvons-nous ? Accepter cette donnée n'est-elle pas le meilleur chemin pour s'en affranchir avant de transmettre à notre tour ? Vastes questions que Joyce Carol Oates analyse avec une intelligence admirable et beaucoup de subtilité.

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