Citations sur Les fruits tombent des arbres (51)
Tout en lui répondant, je piochais de petits oignons blancs dans un pot de cornichons, et je les gobais avec appétit, très content de ma sortie. J'avais répondu en homme libre et nonchalant, en père atypique. Le vinaigre des oignons me piquait sous la langue, j'ai pensé que je devais réduire ma consommation d'agrumes, qu'ils étaient coupables de ma fragilité buccale et qu'une vie avec des aphtes ne valait pas franchement la peine d'être vécue.
Je n'ai cherché, tout au long de ma vie, à ne m'entourer que de personnes qui ne faisaient pas grand-chose, car c'est, selon moi, l'essence même de l'extraordinaire. Il faut un certain détachement, une forme de poésie pour se satisfaire du banal et en extraire le merveilleux. On ne peut qu'apprécier le paysage des steppes mongoles et sentir son cœur se soulever lors d'un saut en parachute, mais ressentir la même chose en regardant deux clodos partager une tranche de jambon me semblait caractéristique d'une autre forme de sensi-bilité. Je comprends qu'on s'évertue à voyager, à assister à des expositions de sculpteurs sur bois ou à filer tout son fric pour des stages de méditation dispensés par des punks repentis qui ont trouvé plus de pouvoirs dans les astres que dans l'héroïne, qu'on flâne dans des pays où le sable et la mer ont presque la même couleur, qu'on essaie d'acheter la vacuité qui nous habite, mais il ne s'agit, en réalité, que d'un déguisement dérisoire, une façon de meubler l'ennui, c'est l'aveu suprême que notre esprit ne suffit plus. Or il n'y a rien de plus délicieux que l'ennui, c'est grâce à ça que survient l'intérêt pour le petit, pour le déglingué, pour ce qui pue la merde. C'est l'ennui qui magnifie l'inutile, et vice versa.
C'était le premier jour de septembre, et je l'accueillais comme une délivrance. J'aimais l'odeur de la rentrée, l'ambiance cyclique, l'approche de l'automne, le recommencement, les marrons dans le caniveau, les souvenirs de nuits d'été.
Je ne connaissais pas bien le monde. L'adage voulait qu'il soit petit, mais s'il n'y avait eu que des hommes comme moi, on l'aurait trouvé bien grand. On l'aurait imaginé bien grand, mais, en réalité, on n'en aurait pas tout vu, certains continents seraient restés des énigmes, des chimères, des supputations, des rumeurs ances-trales. Pas même l'envoi d'une sonde de reconnaissance des lieux, pas de films de cow-boys et d'Indiens, pas de route de la soie. Des promenades, de la cueillette, un peu de chasse (principalement basée sur la pose de pièges) et beaucoup de confiture à la rhubarbe. Un monde paisible malgré les aphtes, en somme.
On n'aurait pas nagé très loin, on n'aurait pas conquis les mers, les airs non plus. L'homme en veut trop alors qu'on peut tout vivre dans trois kilomètres à la ronde. L'extraordinaire n'a rien à voir avec la dis-tance. J'ai vu des drames, le soir, à gare de l'Est et des crépuscules flamboyants aux Buttes-Chaumont. Je me suis toujours fichu et désintéressé des voyages, non par absence de curiosité, mais justement par surplus. Je ne peux dompter l'infini des possibles, j'étouffe de ne pas arriver à me représenter tous les visages, de ne pouvoir tout humer, tout voir, tout entendre. Le monde me donne le tournis, parce qu'il me donne tout en bas de chez moi. Ceux qui l'arpentent sans cesse n'en savent pas forcément autant que moi qui ne sais pourtant pas grand-chose.
La liberté, Trieste, c'est la possibilité d'envoyer se faire voir, à tout moment, n'importe quelle personne sur cette planète, indépendamment de son statut, de son âge ou de la marque de ses chaussures.
D’abord, l’amour d’enfance, celui de la cour de maternelle, du préau. Ensuite, l’amour adolescent, du collège, du lycée, du camp de vacances, les premières sollicitations du corps, mystérieux émois. Puis, l’amour de l’âge adulte, de la faculté, l’amour rencontré sur son lieu de travail, dans un séminaire, à une soirée d’amis, un nouvel an, celui qui fait qu’on contracte un prêt, qu’on ouvre un compte commun, qu’on cuisine le poisson en papillote. Et, pour conclure, le tout dernier, l’interdit, l’imprévu, la passion démesurée de deux amants, de deux veufs, de deux femmes, celui dont on dit volontiers qu’il s’apparente à l’ultime frisson. En bref, l’amour à chaque saison, et, au milieu, l’ennui, tout le temps.
En automne, il faut marcher à n'en plus finir, voir la vie derrière les fenêtres des immeubles, des lumières chaudes au sein de foyers anonymes qui laissent supposer des choses aquhich vous ne creyez plus. Dans le dehors et l'obscurité claire, il devient confortable d'apprécier le froid, obligé de comprendre la nuit. Déambuler rue Laplace en fantasmant sur l'idée d'une rencontre, d'une chambre sous les toits, d'escaliers en colimaçon, puis redescendre vers la rue des Écoles et... -> p.192
Même si la vie vous embellit, vous enrichit, elle ne vous donnera plus jamais le champ des possibles dont vous disposez à vingt ans. (...) J'aurais aimé que la femme que je cherche encore assist à tout ça, y a participé. Car, dans son regard, des années plus tard, une petite lueur, celle de notre passé, continuerait de briller pour sauver de la fadeur ce que je serais devenu.
À propos du titre du livre...
Page 14...les fruits tombent des arbres, les gens font un peu la même chose quand ils s'en vont.
Page 235...les fruits tombent des arbres, les gens font un peu la même chose quand ils prennent un train qui les mènera nulle part.
Le bus a redémarré avec lenteur, je me sentais à l'abri en son sein. Il ne me protégeait pas du monde extérieur car je n'avais jamais vu le monde extérieur comme une menace, mais il m'en extrayait, et rien d'autre ne savait m'offrir une si douce langueur depuis que mon eux-femme était devenue mon eux-femme.