Derrière chaque printemps se sont accumulés d'autres printemps, immatériels, dont le souvenir a déjà vieilli et qui ont déposé pour toujours leur goutte de douceur ou d'amertume dans la mémoire. Gouttes qui revivent et imprègnent subtilement le printemps qui vient de naître. Et non, on ne peut modifier le passé.
Les pluies sont arrivées. (...) Je sais bien qu'on est toujours entouré de champs, de semailles et de récoltes, surtout de vignes, et que des milliers de personnes doivent se réjouir de cette eau bénie qui peut sauver ce qu'ils ont planté en se donnant de la peine, en attendant l'arrivée du pénible maquignonnage avec les acheteurs qui leur tomberont dessus depuis leurs villes pour les escroquer et leur faire de fausses promesses. Ils ne sont en effet rien d'autre. Derrière, il y a les entrepreneurs, les multinationales invisibles et sûres que les transactions se feront à leur avantage.
Mais l'autocompassion et la nostalgie, que j’exagérais sans le vouloir, ne m'étaient d'aucun secours.
Mes années passées en France, en dépit des affres de la faim, du froid et de la pluie, avaient été une manière d'être au monde. Ici, à quelques kilomètres d'un village qui aspirait à être une ville, je me sentais comme une sorte de témoin de l'éclosion de la vie terrestre. Les insectes aux formes étranges et avides de sang, les hurlements d'animaux encore inconnus qui venaient de la forêt me confortaient dans l'idée que je n'habitais pas vraiment un monde réel.
- Je ne suis pas très porté sur la lecture mais, vous, peut-être. Dites-moi, mettons que vous êtes en train de lire un livre et que vous tombez sur un type qui parle autant que moi, qu'est-ce que vous faites ? Vous refermez le livre et vous maudissez celui qui l'a écrit.
Et par-dessus tout, je retrouvais une nouvelle fois dans ma vie le printemps, sa fébrilité, la nécessité de faire des projets et de longues soirées chastes au cours desquelles Eufrasia me renouvelait mon pot de fer-blanc, et je buvais et fumais assis dehors dans un fauteuil conçu pour un postérieur plus large que le mien en contemplant le lent voyage de la lune sur les cimes obscurcies des bois.
Mais derrière chaque printemps se sont accumulés d'autres printemps immatériels, dont le souvenir a déjà vieilli et qui ont déposé pour toujours leur goutte de douceur ou d'amertume dans la mémoire. Gouttes qui revivent et imprègnent subtilement le printemps qui vient de naître.
Le printemps commençait à poindre mais il fit honteusement machine arrière après deux ou trois nuits sans étoiles et d’abondants coups de tonnerre qui se voulaient redoutables avant, comme il était prévisible, de battre en retraite.