Une âme vagabonde, chroniques d'une vie déracinée

Ce jour là, la pluie se met à tomber sans crier gare. Elisa ne porte qu’un simple tee-shirt qui tombe sur son jean. Elle rentre alors dans une boutique pour s’y mettre à l’abri en attendant que l’averse passe.
Elle en profite pour jeter un coup d’œil sur toutes les marchandises exposées sur les étalages.
Un homme portant la barbe et un turban – sûrement un hindou – qu’elle pense être le responsable du magasin, s’approche d’elle :
– Puis-je vous aider, Mademoiselle ? Vous cherchez quelque chose de particulier ?
– Non merci… Pour le moment, je me contente de regarder !
– Très bien, je vous laisse alors… Si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas, je suis à l’entrée.
L’hindou a un regard perçant. Il a l’air à la fois fort et humble. La jeune femme le regarde s’éloigner vers la porte. Elle aperçoit aussi un autre homme qui l’observe et lui sourit. Elle lit dans ses yeux comme une lueur d’espoir.
Elle tombe sur un petit article qui lui plait, s’en saisit et se dirige vers la caisse. L’hindou mystérieux la fixe alors et lui demande en souriant :
– Vous, vous n’êtes pas d’ici… D’où êtes-vous ?
– Je viens de Bretagne !
– Ah !... Quand on vous voit, on croirait que vous êtes perdue ! Je suis fakir… Si vous m’autorisez à le faire, je peux voir les choses pour vous !
Elisa ne peut s’empêcher de sourire. Elle trouve cela plutôt bizarre un fakir qui prétend connaître l’avenir. Elle a du mal à le croire. Pour elle, comme pour tout le monde, un fakir c’est juste un mystique oriental qui marche sur des tessons de bouteille ou reste en silence sur une planche de clous dressés sans paraître ressentir aucune douleur. L’hindou poursuit malgré tout avec un air persuasif :
– Venez, je vais vous révéler l’avenir !
Malgré son incrédulité, Elisa décide par curiosité de le suivre dans la réserve, au fond du magasin.

Elle a parfois affaire à de drôles de clients, aux exigences excentriques, visiblement dérangés. L’un d’eux aurait aimé se faire émasculer par elle. Il a même insisté quand elle a refusé. Elisa ne veut pas faire de mal. Elle ne tient pas non plus à finir en prison.
Sitôt qu’elle a assuré une heure de passes, elle est tenue de remettre l’argent gagné à ses « protecteurs ». Elle a compris depuis longtemps, au bout de quelques jours, qu’elle est vraiment tombée entre de mauvaises mains. Non seulement, cette nouvelle existence commence à la répugner mais en plus elle peine à apercevoir la couleur de l’argent qu’on lui a promis. Elle s’en est déjà plainte à ses compagnons d’infortune, les deux travestis. Elle projette de s’enfuir, de quitter la ville.

Quand l’intention de la jeune femme revient aux oreilles de ses deux souteneurs, ça ne leur plaît guère. Si elle compte vraiment se tirer, il va falloir qu’elle le paie cher ! En attendant, ils vont devoir lui donner une leçon…
Un soir le couple vient la chercher à son hôtel en prétextant qu’ils devaient vite partir tous les trois. Ils la font monter dans leur voiture. Elisa se demande ce qui se passe. Elle pressent un mauvais coup.
La BMW s’engage sur l’autoroute puis, au bout d’un moment, elle prend une bretelle de sortie. Elle s’arrête ensuite au bout d’un petit chemin de terre.
On fait descendre la jeune femme. C’est l’été. L’air est rempli de la senteur des grands pins mais Elisa se sent gagnée par la peur. Elle en tremble de tout son corps.

Après-demain.
La vie d’Elisa a passé comme un songe.
Depuis le premier jour, son existence s’est confondue avec ses rêves, les mauvais comme les bons. Elle a connu des hauts et des bas, essuyé des échecs et cueilli quelques réussites ; elle a traversé des épreuves qui l’ont poussée parfois jusqu’au bord du gouffre, mais elle a su garder confiance en sa bonne étoile. Elle n’a pu qu’obéir à la loi du destin mais, à chaque carrefour posé sur son chemin, elle a osé s’avancer dans l’espace ouvert de sa propre destinée. Même dans les pires moments, elle a toujours pressenti que la vie valait le coup d’être vécue jusqu’à son terme pour peu qu’en donnant tout l’amour dont on est capable on se montre digne d’en recevoir en retour.

A présent, il se fait tard pour Elisa. Elle a atteint quatre vingt-sept ans, l’âge de son départ selon le fakir qu’elle avait rencontré dans sa jeunesse... Dans sa chambre d’hôpital, la douce lumière d’une lampe éclaire son chevet. Elisa serre entre ses mains son enfant de papier, ce livre qu’elle a terminé il y a si longtemps et qui l’accompagne toujours depuis. La fin qu’elle lui avait donnée ressemble étrangement à ce qu’elle est en train de vivre.
Elle est pensive. Son regard se perd dans le vide, quelque part au-dessus du pied de son lit. L’invisible l’appelle. Elle est prête pour le grand voyage.

Marlène Ouledy est née en 1967 à La Réunion.
Comme plus d'un millier d'enfants de cette île, victimes de la fameuse affaire des "Cargos de la Creuse", elle a été arrachée à son île et sa fratrie de neuf enfants à l'âge de 4 ans pour être adoptée en Métropole. Après une enfance difficile et une adolescence chaotique, de fugues en aventures rocambolesques qui l'ont menée sur les routes de France, d 'Espagne ou d'Italie, elle s'est fixée dans la Manche où, mère de 5 enfants, elle est aujourd'hui assistante maternelle.
Dans son premier livre autobiographique, "Une âme vagabonde", qu'elle a souhaité dédier aux enfants réunionnais (dont, comme pour elle, le destin a été bousculé), elle raconte de manière originale son parcours hors des sentiers battus, à la recherche du grand amour, la nostalgie de sa terre natale et ses rêves d'absolu qui trouvent leur accomplissement dans un épilogue inattendu et visionnaire qui est la seule partie romancée de son histoire, par ailleurs entièrement authentique.

http://www.bookelis.com/recits/11425-Une-ame-vagabonde.html