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Critique de 4bis


4bis
07 décembre 2023
Pourquoi les romans d'Amos Oz me plaisent-ils autant ? C'est le deuxième que je lis et, après Une Histoire d'amour et de ténèbres, me voici cette fois sous le charme improbable de Shmuel Asch « âgé d'environ vingt-cinq ans, corpulent, barbu, timide, émotif, socialiste, asthmatique, cyclothymique, les épaules massives, un cou de taureau, des doigts courts et boudinés ». La suite du texte nous apprendra qu'il sent le talc pour bébé, pleure facilement et marche comme si sa tête courrait après ses jambes. C'est cet homme qui, à la suite d'un chagrin amoureux, l'hiver 1959 viendra, contre le gîte et un modeste salaire, faire la conversation à un vieillard érudit dans une rue isolée de Jérusalem, abandonnant ses études et renonçant à retrouver une famille à qui il ne semble plus rien avoir à dire. Dans une maison figée - sauf la première marche de son perron qui, elle, est branlante - Shmuel nourrit les poissons rouges dans une pièce remplie de livres, donne sa bouillie au vieil homme qui jacasse à n'en plus finir et croise sporadiquement la belle, la mystérieuse et distante Atalia.

Il y a chez les personnages de Judas, quelque chose qui rappelle les traits de plume un peu aigus de Joann Sfar, quelque chose de tendre, loufoque, une fragilité exacerbée par un physique meurtri et cahotant. Gershom Wald, le vieillard auquel Shmuel va tenir le crachoir est un géant brisé, sorte d'albatros à la moustache d'Einstein, tout en muscles et en béquilles. Désopilant tandem que celui qu'il constitue avec cette boule maladroite et hirsute de Shmuel. Autour d'eux plane l'odeur de violette que laisse Atalia dans son sillage.

Avant de se recroqueviller dans cette maison coquille au coeur de l'hiver, Shmuel écrivait un mémoire sur la figure de Judas. Sa thèse, souvent évoquée dans le roman, tourne autour de l'idée que Jésus n'a jamais voulu être autre chose que juif. Ce sont les évangélistes, ses apôtres épris de pouvoir et d'influence qui ont créé le christianisme. Jésus, lui, ne voulait que réformer les plus intégristes des pharisiens, ramener le judaïsme au message d'amour et de mansuétude qu'il contenait aussi. Judas se serait intégré à son groupe pour l'espionner d'abord puis, sous le charme de sa personnalité, aurait cru en lui au point de le voir comme le Messie. Par amour, par foi profonde, Judas aurait convaincu Jésus de se faire crucifier afin de prouver à la terre entière qu'il était fils de Dieu et qu'il pouvait ne pas succomber à la croix. Jésus l'aura cru plus qu'il n'aura cru en lui-même. Ce que des siècles d'Histoire ont entretenu comme figure du traître, comme fondement de la chrétienté, a pour origine, d'après Shmuel un coup de foudre amical. le premier et seul chrétien à avoir profondément cru en Jésus, c'est Judas. Ou comment les meilleurs intentions du monde aboutissent à des tragédies. Pour des siècles et des siècles.

Comment vivre avec de pareilles idées en tête quand on est de cette religion qui a été accusée par des millions de plus puissants que vous d'avoir tué le Messie ? Comment peut-on se forger une existence lorsque son identité est pétrie des conséquences de cette histoire jusqu'à la récente Shoah ? Et ce n'est jamais fini.

Peut-être que ce qui me touche, c'est le contraste entre la vulnérabilité familière de ces personnages et la puissance de ce à quoi ils sont confrontés. Nous sommes à Jérusalem à peine dix ans après la proclamation de l'Etat d'Israël. Les hôtes de Shmuel, comme lui, sont juifs. Les traces laissées par la guerre d'indépendance, par les débats internes à la population juive aussi, sont les fantômes que la présence de Shmuel va se charger d'agiter un peu. Comme on secoue la poussière d'un vieux drap ou comme on entrouvre à peine une porte afin qu'un faible courant d'air fasse ressentir plus fort encore les odeurs enfermées depuis si longtemps.

Le désir presque adolescent de Shmuel pour la belle Atalia, la maladresse avec laquelle il se tache, se coupe, trébuche et tombe vont faire vibrer un peu de ces vieilles histoires enfouies sous des tombereaux de larmes, vont rouvrir un peu les plaies que portent des corps dont cela semble n'être que l'ultime fonction. Fallait-il croire à un Etat juif, en défendre la thèse ? Y avait-il une alternative aux massacres de la guerre d'indépendance ? Certains rêveurs croyaient que les deux peuples pouvaient « s'aimer à condition que soient dissipés les malentendus. » D'autres pensaient qu'aucun malentendu n'existait : Arabes comme Juifs tenaient à cette terre exclusivement car c'était la seule qu'ils avaient. le drame réside en deux endroits : que cette dernière affirmation soit plus proche de la réalité que la première et que, si les rêveurs se taisent, tués de chagrin ou de balles, les réalistes en deviennent pétrifiés, désespérés. Hiver 1959, on en est là. (Et, quelques dizaines de milliers de cadavres, quelques décennies plus tard, rien n'a vraiment changé.)

Pourtant, le charme fragile de la fiction opère, la silhouette des cyprès, un chien errant dans les rues ou une lune qu'on va voir se lever, la respiration, même courte, les désirs, les idées, les mots et deux mains emmêlées.
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