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Critique de Rodin_Marcel


Pagan Hugues (1947-) – "La mort dans une voiture solitaire " – Payot/Rivages-noir, 2016 (ISBN absent, EAN 9782743641337)
– première édition en 1982
– préface "Le chevalier, la mort et le diable" signée par Jean-Pierre Deloux probablement datée de 1992 (cf première phrase du texte)

La préface indique que ce roman fut tout d'abord publié en 1982, certes dans la collection "engrenage" (qui fut une référence dans le domaine du polar) mais dans une version tronquée : la présente édition restitue le texte original complet.
Cette précision est utile pour comprendre le récit : ordinateurs, web, internet, réseaux dits sociaux sont bien évidemment absents, c'était l'époque d'avant le grand désastre, marquée en France par le septennat du "grand déplumé", le Giscard (qui se disait) d'Estaing, celui-là même qui fit entrer massivement les technocrates et énarques dans l'appareil d'État d'où ils et elles s'appliquent consciencieusement à ruiner le pays à grands coups d'idées géniales.
Autre précision d'importance : l'auteur Hugues Pagan est né en 1947, en Algérie dans l'ancienne Orléansville ; sa famille est "rentrée" en France en 1962 pour s'installer à Vesoul. Comble de l'étonnement : après avoir vécu les années post-mai-68 en exerçant divers petits boulots, il entre dans la police en 1973, et y exerce pendant vingt-trois ans en tant qu'inspecteur.

Pour un premier roman (?), on ne peut qu'être surpris par la complexité de l'intrigue, encore renforcée par le côté allusif des certaines phrases à interpréter (il convient de s'accrocher : lecture active impérative). Ce n'est pas bien grave, car l'intérêt réside surtout dans la qualité littéraire ainsi que dans les "à-côtés" : pas de peinture sociale ni de moeurs, l'intrigue se limite aux relations entre police et personnel politique plutôt local dont il était alors à la mode de décrire la collusion (dès la page 35-36).
Pagan était inspecteur de police, on peut admettre qu'il décrit des choses vécues. C'est là toutefois une thématique directement empruntée aux romans états-uniens dont l'auteur assume et revendique la transposition dans le cadre français. Collusion il y eut très certainement dans notre doulce France. Ayant moi-même vécu cette époque, et bien que la jugeant sans indulgence aucune, je reste tout de même dubitatif sur l'adaptation que l'auteur en fait en transposant le thème dans un cadre franchouillard. Autant que je sache, les élus hexagonaux de tout bord se spécialisèrent surtout dans l'exploitation des failles de l'inénarrable et pléthorique code des marchés publics (un monument du génie bureaucratique le plus kafkaïen ou ubuesque), puis du recours aux juteuses "sociétés de conseil" et encore, le plus souvent pour financer leur parti plutôt que pour s'enrichir personnellement, alors que, dans ce roman, ils sont sensés tenter de prendre le contrôle de boîtes de nuit et trafics divers (prostitution, drogue etc).

Mais bon, les mérites du récit sont ailleurs, par exemple dans la façon dont l'auteur évoque tout un contexte par des allusions furtives.
Nostalgie, nostalgie : page 45 défilent le SGEN-CFDT, la LCR de Krivine, le "bahut", le CHR se télescopant avec l'OAS, rejoignant ceux "qui se sont goinfrés sous l'Occupation" (p. 244). C'est l'époque de "la cantine des PTT" (p. 79), des cabines téléphoniques (p. 96-97), du "prof de l'IUT, un gommeux" (p. 133), des "cheveux à l'afro" (p. 139), du "style TéléPoche" (p. 146), du "CAP de mécanique générale" de la domiciliation "cité Mozart bâtiment F16 troisième étage" (p. 160), et des films de Polanski (p. 364).
S'ajoute l'évocation des modèles de voitures (entre autres, la 4L p. 145, la R16 p. 218), des VRP, sténo-dac et bigoudis (p. 261), du "langage administratif – neutralité teintée d'hexagonal énarchique édulcoré" (p. 319) et – déjà, hélas – des dégâts causés par le trafic de drogue, "Il y avait de plus en plus de rebut et de rebut jeune. Et la came montait comme une eau noire..." (p. 184).

Tout aussi furtives mais vraiment bien vues sont les allusions à certaines références culturelles : le personnage de Blondain est très original, sa brévissime allusion à l'Ecole de Nancy (p. 72) est magistralement intégrée dans le fil de l'intrigue sans le rompre, c'est du grand art... dans la discrétion et la subtilité. Zeus est malicieusement convoqué quelques lignes plus loin (p. 73) ; l'apparition dudit Blondain au commissariat (pp. 261-265) est un grand morceau d'humour, celle de l'interne en médecins porteur d'une "barbiche frémissante à la Léon Trotski" (p. 362) est tout aussi grand-guignolesque, quant à l'invention de Maurice Chevalier...

Thème omniprésent dans les romans de Pagan : le portrait au vitriol des commissaires de police (surnommés "les tauliers" comme ici Jack Courtot et Morgantini) uniquement préoccupés de leur carrière et avancement (pp. 45, 82, jusqu'à la fin, pp. 358 et 366-367) face aux "petites mains" de la base (les inspecteurs) qui "sortent les affaires" et passent leur temps dans la rue pour y "droper le djebel" (p. 82)

Le héros principal de ce roman est l'inspecteur Schneider (que Pagan remet en scène plus tard dans d'autres romans), doté des traits archétypaux du polar états-unien : il est désespéré (il est vrai qu'il a "fait" et vécu les horreurs de la guerre d'Algérie), il boit comme un trou (du whisky, évidemment – cf entre autres p. 115) et ne dort quasiment jamais, sans que ça l'empêche ensuite de flanquer une rouste magistrale au bandit de service ni de tomber certaines nanas (elles sont toutes en pâmoison devant lui) choisies pour accentuer le drame (elles meurent assassinées ou elles le trahissent, c'est selon).

Rien de bien original, encore que...
D'une part, le héros s'y connaît en matière de musique de jazz, et son auteur-créateur sait présenter quasi techniquement un thème et sa construction sans barber son lecteur (rien à voir avec les médiocres standards "musicaux" cités à la queue leu leu par certains).
D'autre part, il est entouré d'une équipe, typiquement franchouillarde, composée de personnages soigneusement typés : là, le lecteur perçoit l'expérience que Pagan a acquise en vingt-cinq ans de métier et de terrain.

Sans oublier que l'auteur est suffisamment équipé littérairement pour connaître le vieux ressort du doublet (le maître et son valet, personnages incontournables depuis des siècles) : le personnage de Charles Catala dynamise habilement le récit, ainsi que les beaux paragraphes poétiques de description des paysages.

Dernière touche : l'apparition de "Cherokee" (pp. 116, 378) : elle sera le personnage central du "profil perdu".

Un roman qui tient la route, puisqu'il résiste à la re-re-lecture.
Un roman qui incite à rechercher et lire les suivants du même auteur...

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