Souvent des détails me reviennent, des images, des paroles. Je suis projeté dans le passé. Les khmers rouges ne me quittent pas. Au réveil, je sens ma main peigner mes cheveux et arracher une pleine poignée de poux. Ou je suis pris de vertiges et je dois m’allonger. Ce matin n'est pas pour moi.
Duch: "François Bizot a raison. Tout le monde peut être un bourrau." Il me montre du doigt en riant; "Sous les khmers rouges, monsieur Rithy, vous auriez pu être à ma place! Vous auriez fait un bon directeur de S21!" L'idée lui plaît beaucoup. Il se renverse en arrière: "Vous êtes tellement sérieux!" C'est son système: vous embarquer avec lui, par le rire, par la proximité; vous faire sien; vous faire lui. Je répond simplement: "Non." Il rit encore.
Duch est un homme. Et je veux qu'il soit un homme. Non pas retranché, mais rendu à son humanité par la parole.
J'ai rêvé enfant qu'un appareil photo m'était parachuté dans la nuit: aujourd'hui je tiens cet appareil entre mes mains. Aujourd'hui je sais pourquoi je filme; pourquoi j'écris. Je regarde les hommes. Tous les hommes. Chacun à sa place.
Après des centaines d'heures de tournage, la vérité m'est apparue cruellement: j'étais devenu l'instrument de cet homme [Duch]. En quelque sorte son conseiller. Son entraîneur. Je l'ai écrit: je ne cherche pas la vérité, mais la connaissance. Que la parole advienne. Celle de Duch était une ritournelle; un jeu avec le faux. Un jeu cruel. Une épopée floue. Avec mes questions, j'avais participé à sa préparation au procès. Ainsi, j'avais survécu au régime khmer rouge, je questionnais l'énigme humaine en la personne de Duch, et il se servait de moi? Cette idée m'a paru insupportable.
Affamés. Séparés. Terrorisés. Privés de parole et de tous droits. Nous avons été brisés. Nous avons été submergés par la faim et la peur. Et toute ma famille a disparu en six mois.
A treize ans, je me suis tenu debout dans un wagon à bestiaux. parfois le porte était entrouverte, mais je n'ai pas sauté.
Camarades, n'ayez pas de sentiment ! Interrogez ! Torturez ! J'ai transféré le langage de tuerie sur le papier, en irriguant la pensée de mes subordonnés à S21.
Mon père a eu un destin à part : son propre père l'a choisi pour être éduqué. Pourquoi lui plutôt qu'un autre, c'est une énigme. Ses frères et soeurs étaient aux champs, à repiquer le riz ou à garder les troupeaux. Lui était à l'école à Phnom Penh. Il ne m'a jamais parlé de cette époque, mais il a du se sentir heureux et bien seul, dans la capitale où les élèves riaient de ses pauvres vêtements.