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Critique de Unvola


Rithy Panh a subi le Génocide Cambodgien à l'âge de 13 ans. Aujourd'hui, il est cinéaste et se donne comme mission de restituer le plus fidèlement possible ce que fut cet effroyable Génocide, commis par le Parti Communiste du « Kampuchéa Démocratique » (P.C.K.) des Khmers Rouges, dirigé par l'infâme Pol Pot, entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979. Cette entité à caractère Totalitaire était également nommée l'Angkar (l'Organisation). le siège permanent du Comité Central du Parti Communiste était intitulé : le Bureau 870.
Rithy Panh a notamment réalisé deux documentaires essentiels qui sont sortis en 2012 dans un coffret en double D.V.D. : « S21 : La machine de mort Khmère Rouge » qui retrace l'histoire de ce Génocide, et : « Duch, le Maître des Forges de l'Enfer » qui présente, entre autres, une interview unique d'un bourreau encore en vie, issu d'un régime Totalitaire.
Lors de ce Génocide qui a coûté la vie à au moins 1 700 000 victimes sur une population d'environ 7 000 000 de Cambodgiens (soit l'extermination d'environ 25 % de la population), Rithy Panh a perdu dans sa propre famille : ses soeurs, son grand frère, son beau-frère et ses parents !
La seule petite difficulté dans ce formidable ouvrage réside dans l'alternance permanente entre la propre expérience de Rithy Panh et l'interview du bourreau Duch. Cette présentation peut donc éventuellement déstabiliser quelque peu le lecteur, peu informé sur le sujet. En revanche, cela procure une grande densité analytique et Mémorielle à l'ouvrage.
Je suivrai donc, dans ce commentaire, la forme de présentation choisie par l'auteur.

Cet incroyable ouvrage retrace donc le témoignage de Rithy Panh quant à cet effroyable Génocide, mais également la retranscription de moments cruciaux lors de l'interview filmée qu'il a faite de Kaing Guek Eav (alias Douch ou Duch), dans sa prion, en attendant son Procès devant le Tribunal International (le C.E.T.C. : « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens »). En effet, Duch fut le Responsable, entre autres, du Centre d'interrogatoire et de Torture S-21 (ou Tuol Sleng) situé dans l'ancien lycée de Ponhiear Yat, dans la Capitale Phnom Penh ; et du champ d'exécution Choeung Ek situé à 15 kilomètres de Phnom Penh ; ainsi que de plusieurs autres Centres de torture au Cambodge. J'écris « entre autres » parce qu'avant, entre 1971 et 1975, il fut également le Responsable du Centre de détention, de torture et d'exécution : M-13 (confer l'excellent ouvrage de François Bizot : « le Portail ») situé dans la jungle Cambodgienne. Et durant le régime des Khmers Rouges, Duch fut aussi le Haut-Responsable de la Police Politique, nommée Santebal.
Qui plus est, lors de ses tournages, Rithy Panh a également pu interviewer les bourreaux de S-21 qui torturaient les victimes, sous la Responsabilité de Duch. Et aussi incroyable et terrible que cela puisse paraître, depuis 1979, ces tortionnaires vivent en liberté au Cambodge parmi la population Cambodgienne qui a tant souffert !

Rithy Panh se souvient parfaitement bien de ce 17 avril 1975, lorsque les Khmers Rouges ont envahi Phnom Penh, pour en faire évacuer aussitôt toute la population, en prétextant un risque imminent de bombardement par les B-52 Américains. Ce prétexte était évidemment fallacieux et les Khmers Rouges promirent aux habitants qu'ils pourraient réintégrer la Capitale trois jours plus tard. C'était également une fausse promesse, puisque tragiquement, nombreux sont ceux qui ne revinrent jamais chez eux, ayant été massivement exterminés durant le Génocide (page 49) :
« Aujourd'hui, les historiens pensent que les révolutionnaires ont déversé vers les campagnes près de 40 % de la population totale du pays. En quelques jours. Il n'y avait aucun plan d'ensemble. Aucune organisation. Rien n'était prévu pour guider, nourrir, soigner, héberger ces millions de personnes. Peu à peu, nous avons vu sur les routes des malades, des vieux, de grands invalides, des brancards. Nous avons senti que l'évacuation tournait mal. La peur était palpable. »
Dans le régime Totalitaire Communiste des Khmers Rouges, les victimes étiquettées par le Parti comme des « ennemis de classe » étaient immédiatement déshumanisées et considérées en tant que : Non-êtres ; comme en témoigne la réponse d'un tortionnaire à Rithy Panh (page 12) :
« Les prisonniers ? C'est comme un bout de bois. »
Un autre tortionnaire lui explique que (pages 12 et 13)… :
« Les prisonniers n'ont aucun droit. Ils sont moitié homme, moitié cadavre. Ce ne sont pas des hommes. Ce ne sont pas des cadavres. Ce sont comme des animaux sans âme. On n'a pas peur de leur faire du mal. On n'a pas peur pour notre karma ».
À Duch aussi, je demande s'il cauchemarde, la nuit, d'avoir fait électrocuter, frapper avec des câbles électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d'avoir fait manger des excréments, d'avoir consigné des aveux qui sont des mensonges, d'avoir fait égorger ces femmes et ces hommes, les yeux bandés au bord de la fosse, dans le grondement du groupe électrogène. Il réfléchit puis me répond, les yeux baissés : « Non. » Plus tard, je filme son rire. »
Duch est passé de la condition de professeur de mathématiques cultivé et respecté avant les années 1970, à l'état de « Révolutionnaire Communiste » sanguinaire et sans aucune morale humaine. En effet, désormais la seule « morale » qui comptait pour lui, était celle de l'application stricto sensu de…, l'Idéologie Communiste.
En interrogeant ces bourreaux, Rithy Panh cherche donc à comprendre comment des gens simples et ordinaires ont pu se transformer en tortionnaires sanguinaires ; et qui plus est, de répéter un nombre de fois incalculable ces mêmes horreurs d'interrogatoires, de tortures et d'exécutions sommaires d'une très grande sauvagerie.
C'est donc d'abord au Centre M-13, entre 1971 et 1975, que Duch mit en place et peaufina ses « techniques » d'interrogatoires et de tortures (page 23) :
« En 1973, au bureau M13, je recrute des enfants. Je les choisis selon leur classe : paysans de la classe moyenne ou pauvre. Je les mets au travail, je les amène ensuite à S21. Ces enfants sont forgés par le mouvement et par le travail. Je les contrains à garder et à interroger. Les plus jeunes s'occupent des lapins. Garder et interroger passe avant l'alphabétisation. Leur niveau culturel est faible, mais ils sont loyaux envers moi. J'ai confiance en eux ». »
Lors du tournage du documentaire : « S21 – La machine de mort khmère rouge », à la fin des années 1990, Rithy Panh fut confronté physiquement aux menaces des Khmers Rouges toujours en libertés, et qui surveillaient le tournage. Dans ce passionnant documentaire Rithy Panh montre la confrontation morale entre, l'un des rares rescapés de S-21, Vann Nath (confer son terrible témoignage : « Dans l'enfer de Tuol Sleng : L'inquisition khmère rouge en mots et en tableaux ») et des tortionnaires de S-21. Vann Nath n'a eu la vie sauve que parce qu'il était un très bon peintre et que Duch l'avait choisi pour peindre des portraits valorisant de Pol Pot, afin de mettre en place un « Culte de la personnalité » sur les modèles de : Staline, Mao et King Il-sung.
En effet, Duch avait écrit sur le dossier de Vann Nath la mention suivante : « Garder pour utiliser ».

Donc, lorsque Duch a été arrêté afin d'être jugé, Rithy Panh a demandé l'autorisation, aux juges Cambodgiens et Internationaux, d'interviewer et de filmer le chef des bourreaux, pour la postérité, comme lors du Procès des Nazis devant le Tribunal de Nuremberg. À la grande différence, qu'ici, Rithy Panh a pu interviewer Duch en tête-à-tête.
Dès le début du tournage du second documentaire : « Duch, le Maître des Forges de l'Enfer », Duch avoue sa responsabilité en tant que chef de S-21 et semble vouloir « confesser » tous ses crimes. Pourtant, en réalité, comme nous allons pouvoir le constater tout au long de ce commentaire, psychologiquement, ce n'est pas aussi simple pour lui de tout avouer (page 27) :
« Je ne reconnais pas tout ce qui est dit dans votre film, mais j'endosse toute la responsabilité en tant que directeur de S21. » Duch veut croire que la rédemption s'achète avec des mots. Il conteste la vérité historique ; puis il affirme endosser toute la responsabilité. Autrement dit : je nie ce que vous affirmez, mais je porterai le fardeau de votre vérité. »
La voix de Duch est douce et posée. Mais parfois, touché au vif par Rithy Panh, il s'emporte avant de se calmer à nouveau…
Rithy Panh tente alors d'élucider le principe hallucinant des interrogatoires destinés à extirper de faux aveux aux victimes (page 35) :
« Moi : Les dirigeants savent que les aveux sont faux ?
Duch : Je sais ! Je sais ! Cela m'inquiète ! Depuis M13, je veux comparer avec la vérité, mais comment faire ?
Moi : Donc tout le monde sait que les aveux sont faux ?
Duch : Oui, mais personne n'ose le dire ! Monsieur Rithy, j'aime le travail de la police, mais pour chercher la vérité ! Je n'aime pas le faire à la manière des Khmers rouges. »
Dans l'immensité des Archives abandonnées par Duch à S-21, on y trouve, entre autres : des photos des victimes et des dossiers détaillés des interrogatoires. Duch étant minutieux dans son « travail », il supervisait et annotait les dossiers de ses commentaires, à l'encre rouge (page 45) :
« Annotation à l'encre rouge dans le registre de S21, en face du nom de très jeunes enfants : « Réduis-les en poussière ». Signature : « Duch ». Duch reconnaît son écriture. Oui, c'est bien lui qui a écrit cela. Mais il précise : il l'a écrit à la demande de son adjoint, le camarade Hor, le chef de l'unité de sécurité – pour « secouer » le camarade Peng, qui semblait hésiter…
Sur une page de ces registres, il peut y avoir vingt ou trente noms. Pour chaque nom, une mention manuscrite de Duch : « détruire », « garder », « vous pouvez détruire », « photographie nécessaire », comme s'il connaissait chaque cas dans le détail. Minutie de la torture. Minutie du travail de torture. »
Rithy Panh et toute sa famille étaient considérés par les Khmers Rouges comme appartenant au : « nouveau peuple », également nommés : « Les 17 Avril ». En effet, comme pour des millions d'autres Cambodgiens, ces terminologies étaient censées classifier les « ennemis du peuple » ou « ennemis de classe », comprenant : des « bourgeois », des « intellectuels », des « propriétaires », mais aussi les citadins vivant dans les villes, les professeurs et instituteurs, les médecins, etc.. Selon la propre définition de Duch, ces ennemis s'appelaient aussi (page 58)… :
« capitalistes, féodaux, fonctionnaires, classes moyennes, intellectuels, professeurs, étudiants. »
Ces ennemis devaient être rééduqués dans les campagnes ou être exterminés. Mais finalement, comme dans tous les pays Totalitaires Communistes de la planète, c'était TOUTE la population qui était susceptible d'être visée par le régime, d'être persécutée de manière aveugle, soumise : aux maladies, à la famine de masse, aux tortures et exécutions sommaires et arbitraires.
Le reste de la population était nommé : « l'ancien peuple » ou « peuple de base ».
De toute façon, lorsqu'un État Totalitaire, ici l'Angkar des Khmers Rouges, est capable d'exterminer environ 2 000 000 de personnes, soit 25 % de sa propre population, l'ignoble critère de « classe » consistant à déterminer qui doit vivre ou mourir, se trouve donc largement dépassé.
Les Nazis du IIIe Reich utilisaient, eux, le tout aussi monstrueux critère de « race ».
Toute l'organisation sociétale a été détruite au Cambodge durant ces terribles années sous le régime de l' »Angkar » : le système monétaire fut supprimé et la régression sociétale fut totale. le troc et les échanges réapparurent jusqu'à ce qu'il n'y eut plus rien à échanger.
Pour les Communistes Khmers Rouges, il fallait donc déstructurer totalement la Société Civile, dissoudre même le principe de la famille et détruire les traditions politiques, intellectuelles, culturelles et religieuses.

Après une déportation aussi massive des populations des villes vers les campagnes, très rapidement des milliers de morts s'accumulèrent aux bords des routes : les malades, les personnes âgées, les femmes enceintes, les enfants en bas âge et les affamés !

Lorsque Rithy Panh interview Duch, il essaye toujours, par des questions subtiles, de le faire avouer (page 63) :
« L'aveu ne vient jamais de façon claire et directe. C'est un murmure, auquel il faut prêter une oreille extrêmement attentive. Je mets ces deux phrases sous forme logique : « À l'époque, tout le monde a cru que l'ennemi nous affamait, et que si nous l'arrêtions, nous n'aurions plus faim. Ce n'était pas vrai. Ce n'était pas vrai mais nous, les Khmers rouges, nous avons menti. Et nous avons cru à notre mensonge ». À son niveau de responsabilité – il est le chef de la police du régime, comme il le dit lui-même -, Duch ne pouvait pas ignorer ce mensonge. J'insiste sur ce « nous », car Duch dit désormais « ils » pour évoquer les Khmers rouges. « Ils ne pensent pas à la vie des gens. » Ils, ce n'est pas lui. le révolutionnaire, c'est l'autre. »
Rithy Panh et sa famille furent déportés en wagons à bestiaux, à Mong, dans le nord-ouest du Cambodge. Puis, ils subirent d'autres déportations par la suite.

Comme les gigantesques Famines de l'univers Totalitaire Communiste, notamment celles : de 1921-1922 en Russie (U.R.S.S.) sous Lénine, Trotski et Staline faisant 5 000 000 de morts ; sous Staline en Ukraine (Génocide de l'Holodomor) en 1932-1333 ajoutant encore 6 000 000 de victimes ; puis lors de la politique du « Grand Bond en avant » (confer notamment, le formidable travail, très récent, de reconstitution effectué par Yang Jisheng, au péril de sa vie, dans son ouvrage : « Stèles ») sous Mao Zedong entre 1958 et 1961, engendrant la mort de 36 000 000 de victimes, etc.. Pol Pot réutilisa, à nouveau, cette même arme de destruction massive qu'est…, la Famine !

Certains intellectuels pensent que la frontière entre le bourreau et la victime peut être extrêmement ténue, lorsqu'une Société Civile se retrouve sous le joug d'un régime Totalitaire de Terreur de masse (confer le formidable ouvrage de Christopher Browning : « Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne »). le sujet est extrêmement complexe puisque l'on convoque ici : la conscience humaine. Dans ce contexte de Terreur, on se pose également souvent la question de savoir si un bourreau est un être humain comme un autre, un être humain « ordinaire », et qu'est-ce qui le fait basculer dans l'horreur de cette condition de tortionnaire ? Ce qu'analyse très bien Primo Lévi dans son extraordinaire ouvrage : « Les Naufragés et les Rescapés : Quarante ans après Auschwitz » sur la notion de « zone grise » ; et également Hannah Arendt avec sa notion de « banalité du mal », développée dans son prodigieux ouvrage concernant le Procès du Nazi Adolf Eichmann, dans : « Eichmann à Jérusalem ».
Mais Rithy Panh n'adhère pas complètement à ce type d'analyse, comme il l'explique en décortiquant l'exemple de Duch (page 79) :
« La question aujourd'hui n'est pas de savoir s'il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c'est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s'autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. Nul ne peut endosser son parcours biographique, intellectuel et psychique. Nul ne peut croire qu'il était un rouage parmi d'autres dans la machine de mort. Je reviendrai sur le sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Ce fatalisme empreint de complaisance travaille la littérature, le cinéma et certains intellectuels. Après tout, quoi de plus excitant qu'un grand criminel ? Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d'un crime majeur. Pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. Les bourreaux aussi. »
Je ne pense pas qu'il existe vraiment de réponses précises et uniques à ces terribles questions, car dans ce contexte de persécution, les êtres humains réagissent différemment : à l'oppression, aux ordres, aux menaces de mort, à la propagande Idéologique, etc..
Alors si l'on considère que ces interrogations peuvent être légitimes envers le « simple » bourreau exécutant, il me semble, en revanche, qu'elles le sont nettement moins dans le cas d'un Haut Responsable des bourreaux, puisque-là rentre en compte, dans d'importantes proportions, la notion d'adhésion à l'Idéologie, comme dans le cas de Duch qui a adhéré à l'Idéologie Totalitaire Communiste Marxiste-Léniniste de la Dictature du prolétariat. de plus, le fait que la responsabilité destructrice soit encore plus élevée dans le cas de Hauts Responsables Criminels, cela soulève de manière encore plus prégnante, la question de la responsabilité Morale.
Or, un bourreau peut être particulièrement perfide, car en reprenant le cas du Nazi Eichmann, ce dernier se targuait cyniquement de n'avoir jamais tué un être humain de ses propres mains (c'était en tout cas ce qu'il prétendait !), alors qu'il était l'un des principaux organisateurs et responsables de : « la Solution Finale de la question Juive » ! Il reconnaissait juste avoir : « aidé et encouragé » l'exécution des crimes dont on l'accusait !

P.S. : Vous pouvez consulter ce commentaire, dans son intégralité, sur mon blog :
Lien : https://communismetotalitari..
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