Je ne sais pas comment tu fais. Pour avoir envie d'adoucir le monde. J'ai l'impression que c'est comme...vouloir détourner le cours d'une rivière...en y déposant des grains de sable, un par un.
Quel temps perdu. Les années ont passé, si vite, et cette peur soudaine de les avoir vécues en vain. Pourquoi faut-il prétendre ne jamais ressentir cette terreur, bien plus grande encore, qu'un jour, demain, tout s'arrête ? Pourquoi faut-il cacher ce que nous sommes, feindre de ne pas ressentir ce vertige ?
Depuis cinquante huit ans, de l'intérieur de son corps, aussi fragile et modeste qu'il perçoive sa propre existence, il voit le monde se déployer autour de lui, au point de se laisser régulièrement berner par l'illusion d'être très précisément placé en son centre.
S'il en est ainsi pour chacun, notre perception des autres ne nous révèlera jamais ce qu'ils sont. Pas plus que ce reflet de lui-même aperçu dans le rétroviseur ne raconte ce qu'il est.
Nous sommes définitivement inaccessibles les uns aux autres.
Je voudrais qu'on me pardonne mes erreurs, mais personne ne peut le faire. Il faut se contenter de son propre pardon.
Personne ne m'avait dit qu'un jour j'aurais cinquante ans...
... et que tout à coup mes erreurs me sembleraient plus consolables que mes regrets.
Rester seule. Ne dépendre de personne. Jamais. Aimer, c'est promettre, promettre c'est mentir, et beaucoup d'autres mots encore. Empilés les uns sur les autres. Comme les écailles d'une armure endossée pour un combat dont elle doutait pour la première fois qu'il vaille la peine d'être mené.
La fatigue des courtes nuits précédentes passées à l'usine. Le goût de cette cigarette. Le rayonnement enveloppant du soleil. Les pulsations régulières du sentiment amoureux, du désir assouvi. Cette composition intérieure semble résonner avec la ville, l'immeuble, la petite chambre jaune et blanche. Un équilibre de bruits et de silence.
Elle aimerait pouvoir enfermer cet instant. Le préserver dans l'herbier des moments précieux. Pourtant, elle le sait, il disparaîtra sans doute un jour de sa mémoire.
- Vincent...T'as peur de quoi?
- Je sais pas, c'est arrivé d'un coup. Je réalise pour la première fois que tout va s'arrêter. Je pense à toutes ces vies qui auraient été possibles. Et j'ai l'impression de ne pas en avoir vécu une seule. Au moins une.
"Holàlà, c’est pas croyable, qu’est-ce que ça fait plaisir de vous voir!" Je me demande toujours d’où viennent ces phrases malgré soi. Prononcées avec beaucoup de naturel, sans en penser un seul mot.
Elle aurait voulu lui parler de Louis, du voyage à Biarritz l'année de son entrée à l'École normale, du vin le soir sur les terrasses, de la petite fenêtre bleue ouverte sur le port, de la douceur de son sexe contre le sien puis à l'intérieur d'elle, la force avec laquelle il la tenait dans ses bras, comme elle avait aimé cela, jouir avec lui, les cigarettes fumées les soirs d'été dans les jardins de Madeleine, le sourire de Paul qui ne reviendra jamais, qu'elle a tellement peur d'oublier, l'épuisement de cette dernière nuit partagée avec Louis, blottis l'un contre l'autre, tous ces milliards de secondes pleines de vie... Pourquoi ne peut-on pas retenir cela? Pourquoi faut-il porter sa vie avec soi comme un spectacle éphémère et invisible aux autres?