Citations sur La diagonale du vide (38)
Ma mère riait de bon coeur cette fois. Un petit rire en cascade, d'abord cristallin, puis plus rauque. Elle a encore évoqué celle qu'elle appelait la "blême poursuivante". "La seule poursuivante sérieuse, tu sais !
Tenace, patiente, maligne, musclée, dopée. Bref, increvable. Elle sait qu'elle te rattrapera de toute façon. Alors elle peut choisir son moment. Moi, depuis de nombreuses années, j'ai cessé de courir. Apparemment, elle aussi ! Nous reprenons notre souffle. Nous nous observons. Je l'attends. Je ne bouge plus. Trop mal aux jambes ".
j'approchais de mon oreille le téléphone portable dont je ne m'étais pas débarrassé, comme une conque marine au fond de laquelle, loin de tout rivage, on peut entendre bruire la rumeur du monde.
J'ai pris un bain d'espace et de clarté. Il faisait bon. Le temps pouvait se déployer dans l'espace, et l'espace disposait de beaucoup de temps. Rien, ne pressait. Personne ne m'attendait. Je ne m'attendais à rien.
Mathieu, lui , n'était plus encombrant du tout.
Et moi, je n'avais plus d'ami. J'ai toujours associé l'amitié à une porte à laquelle, lorsque plus rien ne va, on peut venir frapper à tout moment, même au milieu de la nuit. La porte s'ouvre. L'ami est là. Bienveillant. Pas même surpris. Il dit seulement "Entre". Il ne demande rien. Il écoute sans juger. Il sait se taire. Il prépare du café à trois heures du matin. Et voilà que cette porte, pour moi, n'existait plus. Verrouillée sur le vide. Plus d'ami.
Jamais je n'avais eu à ce point le sentiment d'être passé à côté de ma propre histoire. Que pouvait-il m'arriver , désormais ? Présent vide. Passé réduit à quelques clartés et à quelques regrets. Avenir opaque.
Ce qui m'étonnait le plus, en manipulant ses affaires, crayons mâchonnés, feuillets noircis, bouts de cigares, c'était mon absence de chagrin, comme lorsque, sous le coup d'une anesthésie locale, on sent tout sans rien ressentir. L'évènement le plus douloureux se tenait de l'autre côté d'une vitre incassable, et je ne parvenais pas à saisir le "marteau de détresse".
Les phares de ma voiture s'enfonçaient comme un couteau dans un grand vide ténébreux. Du vide sans emballage. Du vide à l'état sauvage. Glacé et brûlant comme de l'alcool.
Puisque tout s'emballe désormais. Puisque la plus médiocre marchandise se recroqueville au fond de ce qui l'enveloppe. Bientôt, il ne restera plus que des emballages. Et des professionnels du "packaging", comme on dit, contraints à renouveler sans fin les apparences des choses ou des idées.
Mais là-bas après chaque journée étouffante il y a ce que j'appelle la récompense du soir, ce moment de pure clarté afghane, lorsque les choses semblent posées dans la transparence et comme nimbées par un poudroiement doré, une pluie de particules d'or, poussière ou pollen autour des corps, tandis que les ombres des maisons, des hommes et des bêtes, ombres épaisses et brunes comme du feutre, s'allongent démesurément sur le sol encore brûlant jusqu'à ce que le soleil disparaisse et que le poudroiement ne soit plus qu'une nuée lasse et soudain cendreuse, soulevée par les sabots des bêtes qui ne bougent presque plus dans la nuit qui tombe, ou par les pneus d'un de ces magnifiques camions afghans, qui surgit tout à coup, surchargé, avec des images naïves, souvent drôles, peinturlurées partout sur son capot et ses portières.
Car notre enfance n'est jamais de l'histoire ancienne. L'enfant que nous avons été, même si nous ne tenons pas à le revoir, même si nous ne l'avons pas convoqué, est soudain là. Il hante notre présent qui se trouble et s'obscurcit. Il a l'éclat légèrement tremblant des revenants.