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Critique de Erik35


SOMMES NOUS VRAIMENT CE QUE NOUS SOMMES ?

Entamer un roman de Leo Perutz, c'est à coup sûr se retrouver dans une autre part de soi, de nous. C'est aller au-delà du vraisemblant tout en s'escrimant à y rester inconfortablement accroché. La Neige de saint Pierre ne déroge pas à cette règle, qui nous emmène aux confins de la réalité et du rêve, entre certitudes et questionnements, entre manipulation et expérimentation, entre conviction et doute.

Et la confrontation violente de tous ces antagonismes, le jeune médecin Georg Friedrich Amberg va l'éprouver dès les premières pages de ce roman confession, tandis qu'il reprend ses esprits dans un hôpital où il est convaincu s'être retrouvé suite à une véritable scène de pugilat et de révolte - au cours de laquelle il est persuadé avec récolté une balle qui ne lui était pas destinée - scène d'émeute qui aurait eu lieu moins d'une semaine auparavant, en cette fin janvier neigeuse, tandis que les praticiens qui l'entourent, en particulier un ancien collègue de recherche, ne cessent de lui affirmer qu'il est là depuis un peu plus de cinq semaines suite à un malheureux accident de la circulation au cours duquel il a bien failli perdre la vie !

Bien évidemment, Amberg est persuadé détenir la vérité, SA vérité. Alors, dans le silence de sa chambre d'hôpital, tout juste troublé par les soins qu'il doit subir, ainsi que par les regards en biais d'un homme qu'il est certain de reconnaître comme étant l'un des principaux protagoniste de cette étrange affaire - un prince russe en exil et réduit à la misère comme nombre de ses semblables depuis la révolution bolchevique, nommé Praxatine -, Georg Friedrich tâche de se remémorer les événements des supposés jours derniers.

Il se souvient de son existence et de ses études berlinoises, la médecine, entamée sans vocation sur les injonctions de la tante qui l'a recueilli après le décès prématuré de son père, un historien connu mais vivant chichement. de sa rencontre, dans un centre de recherche, d'avec une belle et fascinante jeune femme d'origine grecque, Kallisto Tsanaris, surnommée Bibiche. de son départ plus ou moins précipité de Berlin où il ne trouve pas de clientèle, étant parfaitement désargenté, pour une offre d'emploi obtenue sans grand engouement au coeur d'un petit village perdu de la triste campagne de Westphalie, non loin d'Osnabrück.

Là l'y attendent le baron von Malchin, une ancienne et étrange connaissance de son père, le fameux Prince russe devenu son régisseur, cette Bibiche tant chérie - de manière parfaitement platonique et secrète - par le jeune médecin et requise dans cette aventure pour ses connaissances en biologie, un vieux curé débonnaire mais sans force, un instituteur complotiste, une populace pauvre, sans grand rêve ni désir, la fille du baron, malade de la scarlatine et d'une constitution fragile (que l'on verra fort peu), et de son fils adoptif, Frederico, supposé être l'ultime descendant direct de l'empereur Frédéric II.

Permettez une petite digression historique : mort en 1250, Frédéric II fut un régnant hors du commun au point qu'il fut surnommé, entre autre, la « Stupeur du monde ». Aucun de ses fils ne parvenant à reprendre sa succession, il sera le dernier empereur Hohenstaufen du Saint Empire Romain Germanique. Après son décès se profila ce qu'on appellera le "Grand interrègne", laissant place à une lutte sans merci entre les guelfe et les gibelins - à laquelle se mêlèrent activement les papes d'alors, contre les Hohenstaufen - et à la fin duquel ce fut la famille des Habsbourg qui se retrouva sur le trône impérial. Même si ce n'est qu'en filigrane dans le roman de Leo Perutz, et méconnu des français, cette idée de rétablir un grand Reich originel et supposé pur et parfait, sur une base totalement fantasmatique, abracadabrante, était assurément d'une parfaite limpidité aux yeux du lecteur germanophone et, bien entendu, des autorités nazis en Allemagne. Un exemple de plus de cet humour fin mais très grinçant qu'affectionnait tant le pragois...

Si ce Frederico, descendant supposé bien que terriblement lointain de son homonyme germanique a été adopté par ce baron un peu dérangé c'est que ce dernier espère lui redonner son trône ! Pour se faire, il veut manipuler les foules afin qu'elles retrouvent le niveau de foi religieuse qu'elle connaissait en ces temps immémoriaux et médiévaux. Mais si le baron est pris d'une idée fixe, il n'est pas totalement fou : il sait bien que son époque est top légère, trop frivole pour retrouver la foi "pure" des ancêtres. Aussi espère-t-il produire cet intangible renouveau spirituel par le biais d'une substance chimique, La Neige de saint Pierre, encore appelée ailleurs "le moine mendiant", la "moisissure de saint Jean" ou encore "le feu de la Sainte Vierge"...!
Cette moisissure, ce champignon microscopique, s'amalgamant à la farine du blé dont elle était issue, aurait provoqué de véritable crises mystiques à grande échelle et c'est donc ce que le baron, malgré la désapprobation définitive de son ami le curé du village - qui craint plutôt l'émergence de Moloch, la foi ne pouvant être pour lui que le fruit d'une longue recherche intime - souhaite faire renaître afin de recréer de toute pièce, et par la volonté d'une populace sous dopant, l'antique Saint Empire...

Au passage, il est fort probable que Leo Perutz se soit inspiré des ravages longtemps causés par un autre champignon parasite, l'ergot du seigle, qui rendait "fou" ceux qui en avaient ingurgité. le surnom donné à ce mal était "mal des ardents" ou "feu de saint Antoine", bien entendu attribué à de la sorcellerie ou à des pouvoirs démoniaques. Faisant à nouveau jouer son sens de l'humour indémontable, l'auteur du roman "Le Maître du Jugement dernier" inverse ainsi les valeurs, transformant donc une moisissure qui fit jadis des centaines de milliers de morts en bénédiction pour la foi, se moquant finalement de tout cela avec un rire que l'on imagine aussi discret qu'immensément sarcastique. Cet homme-là est -
généreusement - diabolique ! Notons au passage que la substance présente dans cet ergot est un des composant du... LSD !

Sans en donner les détails, au risque de trop en divulguer, est-il utile de préciser que le résultat des recherches du baron ne sera non seulement pas à la hauteur de ses espérances absurdes mais qu'elles provoqueront même, en quelque sorte, son exact contraire...

Et Amberg de se retrouver une fois encore confronté à ses médecins qui lui affirment sans trêve, les yeux dans les yeux, que tout ce qu'il pense avoir vécu n'a pu arriver puisqu'il est là depuis plus de cinq semaines, qu'il n'est jamais allé plus loin que le parvis de la gare d'Osnabrück, qu'une telle émeute aurait fait grand bruit, etc.

Comme chaque fois avec Leo Perutz, souvent comparé à Kafka pour certains aspects de leurs oeuvres (dont il partage aussi une même ville d'origine : Prague, et même un premier emploi dans la même compagnie d'assurance !), il n'y a jamais qu'un tout petit fil tendu entre la réalité et, plutôt que ce que l'on pourrait qualifier de rêve, une sorte de réalité alternative et concomitante.
Car si ce roman intrigant, décalé, au rythme sans doute moins époustouflant, moins échevelé que son texte probablement le plus connu en France, Le Cavalier suédois, retient autant l'attention du lecteur, c'est que, par son tempo d'abord faussement alangui mais nous dirigeant imperceptiblement vers une forme de climax irrépressible - n'a-t-on pas affaire aux souvenirs d'abord hésitants d'un convalescent ? -, par la forme narrative employée, digne des meilleurs polars, par cette sensation d'inconfort permanent, mais jubilatoire, dans lequel il fait mariner le lecteur, il nous plonge au beau milieu d'une double manipulation : Celle voulue par un seul sur l'ensemble d'une population, celle d'un petit groupe de gens de l'art sur l'esprit d'un seul. Ainsi surgit cette question transcendantale, métempirique : Ce que je vis, ou crois vivre, ou encore me souvenir est-elle la "Vraie" vie, la seule possible puisque je l'ai personnellement ressentie, intériorisée, expérimentée, ou bien celles perçues par l'entourage, parfois totalement antagoniste avec ma propre perception sont-elles plus vraies, plus exactes ? Ne sommes-nous pas simplement les rêves d'un autre ? Ou bien, a contrario, les êtres qui m'entourent ne prennent-ils vie que par ma propre volonté...? Ces questions, bien plus cruciales qu'elles ne peuvent le sembler dans un monde pourtant pas encore "virtuel" alors, fait de connexions instantanées mais physiquement invérifiables, comme celui que nous connaissons aujourd'hui, préfigurent bien les interrogations que se poseront plus tard un Philip K. Dick, dans le domaine de la Science Fiction, par exemple, mais aussi, dans une certaine mesure, rejoint ce qu'Albert Einstein affirmait, que la réalité n'est qu'une illusion, ou encore certains travaux d'Edgar Morin en philosophie.

Il serait injuste de ne pas aussi rappeler que cet ouvrage, paru en 1933, fut aussitôt interdit en Allemagne nouvellement nazie. A la lumière de ce que nous venons de voir - manipulation à grande échelle par un petit nombre, esprits faibles subjugués, références moqueuses au premier Reich dont le IIIème se réclamait évidemment, etc. Sans oublier les origines juives de son auteur, même si les grandes lois antisémites ne sont pas encore toutes en place - il ne pouvait en aller autrement.

Un autre aspect du roman mérite qu'on s'y arrête un instant : celui, tourné en un certain ridicule, de la foi, des croyances, de la religion pour lesquelles il suffirait donc d'un genre de LSD pour lui (re)donner toute l'énergie voulue. Mais aussi, la foi comme ultime ressource quand on a plus rien. Et puis, ultime clin d'oeil de Leo Perutz, difficile à évoquer en détail ici sans risquer de "divulgâcher" - comme on dit, parait-il, au Québec -, la foi, n'importe quelle, comme éternel opium du peuple. Un opium fonctionnant sous dope...? L'humour sarcastique et à tiroirs multiples de cet immense écrivain de la Mittel Europa de l'entre deux guerres (il ne publiera quasiment plus rien après son installation en Palestine en 1938, jusqu'à son décès en 1954) est lui aussi une arme de destruction massive de nos certitudes, de nos faiblesses, de nos fausses idoles et de nos aberrations : Lire Perutz, c'est tout simplement Jubilatoire !
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