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Critique de Erik35


TOUJOURS SE MÉFIER DES APPARENCES.

Tic-Tac... Tic-Tac...
Mais quelle mouche a donc piqué le jeune Stanislas Memba ? D'abord étrange voire passablement inquiétant lorsqu'il se présente devant une épicière pour obtenir de quoi se sustenter, il profite de l'absence momentanée de cette dernière pour la régler en douce et s'enfuir avec les quelques tranches de pain beurré et de cervelas pour aller les dévorer dans le premier parc municipal venu où, hélas, un chien s'en régale avant lui sans qu'il donne seulement l'impression de vouloir se débarrasser de l'importun canidé ! Un peu plus loin, c'est avec une jeune fille qu'il engage une conversation littéraire passionnée avec une jeune fille à laquelle il fini par avouer qu'il a perdu l'usage de ses mains, tandis qu'elle s'étonne de son attitude pour le moins étrange et rocambolesque... A-t-il avalé quelque substance hallucinogène ? Est-il simplement devenu fou à lier (sic !) ?

Tic-Tac... Tic-Tac...
Subitement, tandis que le lecteur un peu désemparé ne sait trop à quoi devoir s'attendre, Leo Perutz semble enfin accepter de nous en donner pour notre argent - manière de parler car le narrateur ne nous a pas laissé un instant de répit depuis les premières lignes jusqu'à la fin de ces sept premiers chapitres rocambolesques, énigmatiques et endiablés - et s'en sort brillamment à l'aide d'une analepse nous faisant plonger dans le passé relativement récent du jeune homme, la veille de ce jour dément, à neuf heures précise, où l'on comprend qu'il est amoureux - du moins, c'est ce qu'il s'évertue à se faire croire - d'une jeune femme sur le point de le quitter pour un autre, plus fortuné, qui lui a promis un fameux voyage ; que, depuis, il court après un improbable pécule qui lui permettrait de proposer à cette jeune femme un périple autrement plus enthousiasmant et retrouver ainsi ses faveurs ; que cette course poursuite après ses débiteurs puis chez un brocanteur auquel il propose trois ouvrages rares ne lui appartenant pas va lui être fatale car des policiers prévenus par le commerçant vont être prévenu du caractère délictueux de la transaction...

Tic-Tac... Tic-Tac...
Éberlué, éreinté, sans pause ni recul possible tant le rythme imposé par l'auteur est sans trêve, le lecteur ne peut faire autrement que de suivre le jeune homme, qui est parvenu à faire faux bond à ses geôliers malgré les menottes, dans cette course poursuite infernale contre le temps, contre l'arrestation probable, contre la malchance et cette chasse au trésor sans succès possible - la boucle se bouclant peu à peu, tout semble enfin s'éclairer quant à ses interrogations des premières pages de cet inquiétant Tour du cadran...

Tic-Tac... Tic-Tac...
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Leo Perutz nous donne une véritable leçon de littérature pour ce qui fut, seulement, son troisième roman (paru en 1918, au lendemain de la fin de la Première Guerre Mondiale) ainsi qu'un beau succès de librairie. Même si le cadre, la Vienne d'avant-guerre, ainsi que les personnages, le milieu "petit-bourgeois" de l'époque peut aujourd'hui sembler aussi désuet que peu évocateur, tout dans l'action, la trame ainsi que la construction quasi diabolique de ce récit concours à faire de ce roman, le tour du cadran, un objet fascinant d'un auteur encore en devenir mais presque déjà au sommet de son art. On y trouvera, déjà, un personnage que le poids du destin, les divers instruments du salut ou, a contrario de la perte, la profondeur du mensonge et son corollaire souvent impossible, la vérité environnent de toute leur puissance, de toute leur ironique intransigeance. On y décèlera, comme nombre d'autres plus tard, deux personnages féminins antagonistes : celle, innocente et pure, qui aime dans l'ombre mais qui pourrait être la clé du salut (même si le jeune Stanislas Semba semble refuser de s'en apercevoir vraiment) ainsi que, figure plus régulière encore dans l'oeuvre du pragois, celle par qui tout advient, même si elle ne l'a pas ardemment ni perversement souhaité, déclencheur presque autant que conséquence de la chute du "héros", de sa fin irrémédiable, à moins qu'il ne s'agisse ici que de la plus élémentaire survie, d'un simple mais incroyable délire onirique, d'une réalité falsifiée ou cruellement exacte ?

Tic-Tac... Tic-Tac...
On a souvent comparé Léo Perutz à son compatriote Franz Kafka - un peu rapidement car en omettant le caractère plus ironiquement enjoué des ses oeuvres. Ce qui ne signifie pas qu'à leur manière, elles ne sont pas tout aussi désespérées et teintes d'absurde -, on pourrait aussi trouver un certain nombre de points communs avec le très grand Joseph Roth - cet humour décapant, baroque, ce fantastique du quotidien ainsi qu'une certaine vision de l'humanité, du temps et du destin -. Ici, l'on pourrait aisément ajouter une dimension policière, dans la veine d'une Agatha Christie, tant l'auteur parvient à jouer au chat et à la souris tant avec sa trame qu'avec son lecteur. Que pourrait-on ajouter, sinon que la conclusion donnée dans un prologue aussi ramassé qu'inattendu est peut-être bien la stricte vérité autant que la plus éblouissante manière de se moquer de nous, de lui-même et de ses créatures de papier ? N'oublions pas, non plus, que le titre original en allemand n'est en rien une histoire de tour du cadran - ce qui, malgré tout, donne aussi une certaine idée de la trame générale ou apparente, tout en lui conférant une interprétation possiblement erronée - mais une indication chronologique d'une grande précision : «Entre neuf et neuf» sous entendu neuf heures... le lecteur avide comprendra comme cette indication est à la fois des plus neutres et la plus strictement exacte, d'un point de vue scénaristique. D'ailleurs, à propos de scénario, et nous achèverons cette modeste chronique sur cette ultime remarque, la mécanique de le tour du cadran est d'une telle rigueur qu'elle ne pouvait échapper à l'un des plus grands cinéaste qui fut, maître parmi les maîtres, le redoutable Alfred Hitchock qui reconnu s'en être inspiré pour la célèbre scène des menottes de son film «The Lodger». C'était bien le moins que cet exquis et fantasque roman de Léo Perutz (qui se dévore en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et peut se lire sans aucun a priori métaphysique) pouvait mériter de reconnaissance posthume.

Mais jamais n'oubliez ceci qu'il est essentiel de se méfier des plus évidentes apparences !
Tic-Tac... Tic-Tac...
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