Je dois me contrôler, je suis un peu trop vieux pour me mettre à croire aux fables de l'enfance. En passant au travers d'un miroir, on se coupe. On ne change pas d'univers.
Un nuage, très haut, rate de peu le soleil et s'effiloche de déception. Je marche au hasard, je n'ai pas emporté de carte, je crains trop de voir la découpe des terres muer, la place des villes s'altérer. Dans les fossés affleure la matière blanchâtre, visqueuse. Elle se répand, lentement, ose remonter à la surface, n'a bientôt plus besoin de se cacher. J'observe son corps gras et pâteux agité de molles vaguelettes, un frisson de dégoût hérisse les poils de mes avant-bras. Je garde encore le souvenir de son contact répugnant sous le sable. L'air râpe un peu mes poumons. Un clocher pointe au loin par-dessus la masse vert-brun d'une forêt. Je bifurque dans cette direction, la rosée tache mes chaussures, recolore leur pointe en noir. Pour la première fois depuis trois mois je me souviens vraiment bien.
Sans devenir houroufis, l'omniprésence de l'écrit m'obsède depuis que je ne sais plus lire. L'homme s'est inconsciemment attaché à imprimer ses signes sur tout ce qui l'entoure. Les mots tiennent l'univers.
Comme le monde est simple vu par un enfant. L'insouciance, un rite, et hop, une brutale connaissance coruscante qui transforme l'être et fait naître l'adulte. Chenille clouée au sol, chrysalide brève et cassante, puis papillon volant si haut ! Un processus d'une simplicité élémentaire. Je crois à présent que la principale connaissance que peut acquérir un adulte est qu'aucun processus élémentaire n'existe. Les choses sont toujours complexes, ramifiées, progressives, étendues pareilles, contradictoires.
En un sens, ma perte de langage a la beauté d'une idée d'enfant.
L'oubli de la genèse est-il inscrit dans le processus d'apprentissage de la lecture et de l'écriture ? Est-il une condition au bon fonctionnement de nos capacités ?
Cette journée passée à espionner les plus petits m'avait fait constater que j'apprenais des choses, que je ressentais comme naturels des processus qui ne l'étaient pas. Jamais je n'avais touché de manière aussi tangible la réalité de l'école. (p 59/60)
J'ai le langage entier sur le bout de la langue.