L'héroïne malfaisante de ce roman lui a donné son titre :
la rue.
Plus que la jeune Lutie, c'est elle qui mène la danse, cette rue mille fois nommée, mille fois accusée comme responsable de toutes les tragédies. " le vent glacé de novembre balayait la 116e rue". La première phrase est déjà une menace. Les éléments eux-mêmes se liguent contre les habitants de cette rue sordide, le vent et le froid y semblent plus vifs que partout ailleurs. Dans cette rue, tout est danger : la saleté, le bruit, l'absence de lumière, les petits voyous et la présence de ces hommes désoeuvrés et alcoolisés.
"Elle regarda
la rue ; quel endroit pour vivre ! Les femmes n'y avaient que des ennuis, ils semblaient jaillir des pavés."
Ann Petry a choisi de montrer la condition d'une femme noire dans les années 1940. Sans donner dans le mélodrame, le réalisme social dont elle fait preuve, expose sans concession les trois discriminations dont Lutie aura à souffrir : la pauvreté, le racisme et le sexisme.
Car la condition des femmes à cette époque est particulièrement difficile. Les hommes noirs ne parviennent pas à trouver du travail, alors que les femmes noires sont très demandées dans les familles blanches comme cuisinières et nourrices. Elles sont soumises à une énorme charge de travail et doivent en plus supporter des maris désoeuvrés et violents ou choisir de vivre comme mères célibataires.
C'est le cas de Lutie qui élève seule son fils de 8 ans et qui ne peut compter sur sa propre famille qui avait commencé à initier son enfant au gin et à la cigarette. Lutie est honnête et courageuse, elle veut simplement élever son fils dans un environnement propre et sain et lui donner une éducation. Mais ces besoins sont inaccessibles aux familles noires, ghettoïsees dans des quartiers sinistrés.
Car
la rue est un espace infiniment claustrophobique et terriblement menaçant pour tous ceux qui l'habitent et qui apparaissent au fil du roman.
C'est le cas de Jones, le concierge libidineux qui aime aussi se cacher dans la cave de l'immeuble ou observer les femmes qui passent dans
la rue. Mrs Hedges ne quitte jamais son observatoire à la fenêtre de son appartement et interpelle les clients de son bordel. Miss Rinner, l'institutrice blanche, vit chaque journée dans
la rue comme une épreuve terrifiante. Bub, le fils de Lutie, est constamment angoissé lorsqu'il est seul dans l'appartement ou livré au racket dans
la rue. Et Min, la compagne du concierge, accepte avec résignation mépris et humiliations de peur d'être jetée dehors.
La rue, c'est la pauvreté, la lubricite et l'avilissement. Mais si tout cela est possible, c'est parce qu'une société blanche jette un regard terriblement raciste sur une communauté et c'est avec beaucoup de colère que l'on découvre cette phrase qu'une auteure afro-américaine est contrainte d'écrire à propos d'elle même pour faire réagir ses lecteurs.
"Si vous les regardez en étant nanti d'un confortable salaire hebdomadaire, les nègres sont un peuple évidemment criminel, et vous ne pouvez absolument pas voir à quoi ressemble un nègre. Vous ne le pouvez pas : un nègre n'est jamais un être humain. C'est une menace, un animal, une malédiction, un déshonneur ou une plaisanterie. "