La vallée endormie

Les gars travaillaient comme les Égyptiens du temps des pyramides, à l’aide de pioches, de pelles, de seaux et de cette petite merveille : une pompe à moteur...

On n’allait pas faire une révolution pour quelques masures et quelques hectares de forêt sacrifiés au dieu des temps nouveaux : le progrès.

On peut rien contre les expropriations. Et d’ailleurs tu connais le pays : guère de maisons et de terre cultivable, pas de route, pas de pont. Un désert tout juste bon pour les ermites. Le flottage ? On y avait renoncé depuis belle lurette. On y fabriquait un peu de charbon de bois pour faire un appoint, mais allez vivre avec ça ! C’est les gens du plateau qui étaient contents : ils avaient touché des indemnités pour des terres qui ne leur rapportaient rien.

J’ignorais qu’une telle pérennité de sentiments n’existe que dans les romans roses. Ma déception, en regardant le car franchir le pont, quelques mois auparavant, n’en avait été que plus brutale.

Et tu as vu ces geais, ces pies, ces mésanges qui protestaient parce qu’on leur enlevait leur nid ? Il y en a, quelquefois, qui nous attaquent. Tiens, regarde cette petite cicatrice, là, sur mon cou. C’est une agasse, une pie, qui m’a fait le coup. Ces bestioles se défendent. Normal. Si on te chassait de chez toi et qu’on détruise ta maison, qu’est-ce que tu ferais ?

Ils m’aimaient bien, comme ils aimaient et respectaient mon père, bon patron qu’il était. Nous étions des leurs. Nous n’arrivions jamais sur un chantier forestier sans apporter le casse-croûte et quelques bouteilles de vin, car ils éclusaient sec. Déroger à cette coutume eût été considéré comme une marque de mépris. Nous buvions avec eux le vin âpre et généreux de Saint-Chamant ou de Nonard, villages de vignerons proches d’Argentat et de Beaulieu. Pour moi un demi-verre, guère plus, ou alors avec de l’eau. Une manière de communion profane.

Le bois et l’eau étaient mes amis : une sorte de double élément naturel auquel j’étais confronté au quotidien. En cela au moins je ressemblais à mon père. Le forestage et la pêche : nos deux raisons de vivre et nos deux passions.

La fratrie qui nous unissait ne faisait qu’effleurer les sentiments profonds de l’amitié ou de l’amour. Nous étions unis par une gémellité implicite, sans la moindre faille. La vie allait se charger de nous en susciter.

J’éprouve parfois l’impression que je n’aurais pu naître nulle part ailleurs, que je ne suis pas le fruit d’une graine poussée par le vent, mais que j’étais prédestiné à cette vallée comme elle était faite pour moi, et conditionné pour y vivre. La quitter eût été trahir, et on ne trahit pas ceux que l’on aime.

On n’attend jamais de lui que le nécessaire pour se faire comprendre. Il est économe de ses mots jusque dans ses colères. Pour ses petits bonheurs, je ne sais : il ne manifeste rien. Peut-être est-il aussi économe de ses sentiments.