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Critique de HordeDuContrevent


Ce livre sent merveilleusement bon. Il sent la grappa servie dans les tasses de café, il sent la poussière d'été à l'éclatement d'une meule de foin, le vert anisé des orties ramassées, les effluves matinaux de chicoré, l'odeur douceâtre et melliflue de la peau du lait chaud, celle écoeurante des fleurs de pommes de terre.
Il a la riche musicalité de la campagne : les abois des chiens, les sabots des vaches, le tintement de leurs chaines contre les mangeoires, leurs meuglements et leurs cascades d'urine, les cris des tronçonneuses, le bruit perlé des feuilles au vent, la giclée soudaine du lait dans le sceau en fer, les frous frous de la paille propre, les cris des enfants, le sifflet de la Cocotte-minute, le bruit éraillé du moulin à café, le clapotis de la polenta sur la cuisinière.
Et il est assorti de couleurs, souvent vives, rouge sang, rouge coquelicot, vert presque bleu poussant à la communion avec la nature, parfois ternes à l'image de ces petits villages en décrépitude :

« Tout est gris ici, le portail des granges, les volets en bois délavé, les chiens bâtards, les tabliers des femmes et les murs. Avec Nonna, on avance dans la tristesse du soir sans dire un mot. J'ai envie de crier juste pour avoir l'écho de la vie qui pourrait sortir d'une fille comme moi dans ce pétrin d'ennui ».

Les sensations enfantines d'un lieu, celui de la campagne charentaise, d'une période, les années 70, sont restituées avec sensibilité et émotion, avec sensualité. Sensations rassurantes et éternelles pour celle qui comprend si bien les paysages et les gens, la petite Pia, qui n'est autre que l'auteure.
A la lecture de ce livre, senteurs, sons, couleurs, se sont fourrées dans ma tête telles des graines semées dans le terreau fertile de ma mémoire de quadragénaire. L'écriture de Paola Pigani, écriture de dentelle, y a fait éclore de petites fleurs sépia, des fleurs de nostalgie, poussées entre les interstices, faisant surgir ce qui s'était immiscé en moi. J'ai l'impression d'être comme les tiroirs de l'armoire de la grand-mère de Pia, où « il y a du bruit à l'ouverture et à la fermeture. Les souvenirs crient de voir le jour ».

Les parents de cette famille paysanne installée en Charente viennent d'Italie. Leurs modestes revenus proviennent du lait des vaches, ces vaches qu'on « devrait aimer comme des personnes, pas seulement comme des remparts contre la pauvreté », ces vaches avec leur pis gonflés qui ballottent entre leurs pattes, « lourdes et lentes de tout leur lait et de la fatigue des prés ». Ils sont cinq enfants dont Pia âgé de 10 ans qui nous raconte son univers, un univers aimé mais dur ; c'est en effet un univers d'éreintant labeur, où les enfants aident quand ils ne sont pas à l'école, un monde coincé entre le rien et le peu « Entre ceux qui vivent de rien et ceux qui vivent de peu, il n'y a pas beaucoup d'envieux par chez nous ». Elle nous relate, de son point de vue d'enfant, l'arrivée des quotas laitiers avec les directives de la PAC, l'importance croissante des normes d'hygiène, la grande sécheresse de 1976, le dépeuplement progressif quand les anciens partent. Elle nous raconte de façon poignante son déracinement en pensionnat, son amour vibrant pour sa terre, pour ses habitants.

Même le tragique d'une inondation devient beau sous la plume envoutante de Paola Pigani : « le temps s'est envasé mais c'est beau de me sentir perdue dans ce village que je connais par coeur. C'est beau les saisons qui ravagent et recréent des horizons. le soleil se déclare au fur et à mesure que je m'éloigne du bourg et des champs d'eau ».

Ce récit c'est aussi une course contre la perte de l'enfance, contre ce qui est en train de changer dans la société, ce monde en voie de disparition, irrémédiablement, la petite Pia le sent confusément, de façon viscérale, instinctive, et essaie de retenir le temps :

« Mes doigts se dépêchent, s'enfuient dans le vert, cherchent à reconnaître l'enfance petite, la couleur innocente. Je sens bien qu'il y a autre chose, cette noirceur qui pousse en dessous. Plusieurs couches de saisons et le courage d'y croire encore au pays des parents, à tous ces gens autour qui durent. Un troupeau, des hectares de terre à travailler. Papa et maman sont usés et rien qui balaie la peine de vivre sauf les rires qu'ils s'inventent parfois ».

Ce témoignage c'est enfin l'amour de Pia pour son prochain, quel que soit son âge, quelle que soit sa différence. Une ode aux mélange des générations, un éloge du vivre ensemble, à l'image de l'affection qu'elle témoigne pour les petites mamies au sourire qu'elle aimerait amener avec elle, ou à l'amitié qu'elle ressent pour Joël, bossu :

« Je voudrais qu'il se déplie, le bossu, qu'il soit plus grand que nous tous.
Il vit toujours dehors, à saluer tous les passages, le facteur, le laitier, les troupeaux, les tracteurs. Il doit saluer le vent aussi. C'est un garçon-paysage avec une colline sur le dos qui absorbe les cris des chiens du vieux Ferdinand, les moqueries des récréations, le roulis des saisons. On le voit souvent sortir d'une grange, des buissons ou d'un fossé avec un drôle de sourire qui oublie le poids de sa bosse. Moi, je suis sûre que c'est la bonté qui dépasse de sa colonne vertébrale, un mystère de roche humaine ».

Les mots de Pia, loin de ressembler « à ces petits noeuds durs qui brillent comme sur les fils barbelés autour des prés » sont percutants de beauté, d'émotion, de délicatesse, de trouvailles. Une vibration animiste les enlace pour former un émouvant témoignage de la condition paysanne en France dans les années 70, une photographie de la France rurale de cette période, celle de la fin des Trente Glorieuses, notamment une photo en demi-teinte des agriculteurs non propriétaires de leur ferme et de leur terre, lourdement endettés, soumis aux cadences infernales du productivisme agricole à coup d'engrais et d'ensilage, d'élevage de poulets en batterie. « Avec les meilleurs voeux de bonheur du Crédit agricole qui nous serre un peu le cou ou la ceinture, ça dépend des jours ».

Le titre énigmatique s'éclaire alors, le parallèle avec le magnifique « Des souris et des hommes » de John Steinbeck, parlant lui aussi d'ouvriers agricoles, le parallèle est là, les parents émigrés rêvant eux aussi d'un lopin de terre à eux, d'une maison à eux, d'une agriculture humaine…En attendant, ils n'ont que les fossés et les palisses où ils peuvent cueillir gratuitement les orties pour les mélanger ensuite dans la nourriture pour les bêtes. « Il suffit de les prendre par la douceur et la peau ne sent rien. Je mets mes bras en cercle pour tenir le haut du sac. Nonna le remplit sans rien dire ».

Après une telle lecture, nous avons en bouche le caillé des superlatifs murmurés, et « le dire des arbres et du vent » que nous désirons alors écouter, seuls, sur les talus, le soleil couchant nous faisant un peu larmoyer, une tâche de bonheur sur le front, et des souvenirs devenus d'un coup si vivants…
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