Les 5/5, tome 1 : En équilibre

J'ai fait beaucoup d'erreurs dans ma vie, poursuivit Henri, sérieux, presque grave. Mais si je devais retenir une seule chose, c'est celle-ci: qu'on soit jeune ou vieux, puissant ou misérable, être soi-même n'est facile pour personne.

- On vit avec les autres, mais on ne vit pas pour les autres, ajouta sa mère en articulant distinctement. Tu vis pour toi, John, avant tout pour toi.

Un enfant transgenre a la sensation profonde de ne pas être né dans le bon corps, expliquait-t-elle. Il est très préjudiciable de l'empêcher de s'exprimer par rapport à cette dysphorie, les conséquences peuvent être graves.

Far n'en avait rien montré, pourtant sa stupeur se révélait sans commune mesure. Le hasard nous faisait naître ici ou là, comme ci ou comme ça, c'était ainsi on n'y pouvait rien. Mais qu'en réalité John s' appelle Jade... qu'il soit Jade...

La journée avait pourtant bien commencé, John s’était levé le cœur pétillant, l’esprit léger comme une petite plume.

Les vacances scolaires venaient de commencer. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, c’était le premier été où sa famille ne partirait pas à la mer. Son père avait retrouvé un poste de juriste après plusieurs mois de chômage, il faudrait attendre avant de pouvoir prendre des congés.

Agenouillée devant la table basse, elle accéda en quelques clics au bureau de l'ordi. Ses yeux écarquillèrent, puis se plissèrent, lui donnant un air orageux.

- Cet homme est pire qu'un porc, grinça-t-elle avec une grimace.

- Y a quoi là-dedans ? demanda John.

- Des trucs que t'es trop jeune pour comprendre.

- Des trucs pornos ?

- Genre.

- Que tu me trompes à droite à gauche avec des filles qui ont la moitié de ton âge, c'est déjà suffisamment pénible. Alors un peu de respect, c'est trop te demander ? Au moins pour tes fils, pour tes parents... pour moi !

- Mais de quoi te plains-tu ? répliqua Martin. Tu as un appartement superbe, des vêtements de luxe et une carte bleue que tu peux utiliser pour assouvir tous tes petits caprices de femme entretenue !

- Je ne te parle pas de ça...

Lip frémit en la voyant tendre ce bâton pour se faire battre.

- Tu ne devrais pas t'engager sur ce terrain, ma chérie. Regarde-toi et réfléchis, tu ne sais rien faire à part des croûtes médiocres, tu es encore belle, mais tu auras bientôt cinquante ans... cinquante ans...

L'affront que subissait Muriel heurtait son fils. Il s'en fallait de peu qu'il n'intervienne et mette fin au supplice enduré par sa mère.

- Tu ne serais rien si tu ne m'avais pas, conclut Martin. Enfin si... tu serais une femme insignifiante avec une petite vie tout étriquée...

Sur ce, il tourna les talons et laissa Muriel déconfite sur les marches du perron.

- Si je viens cet après-midi, ça irait ?

- Bien sûr ! Mais tu vas faire quoi ce matin ?

- Il faut que je range ma chambre, je l'ai promis à maman et il est grand temps que je m'y mette avant qu'elle me menace de m'envoyer chez l'oncle au Pakistan, elle aussi...

- Tu sais bien que ça n'arrivera pas.

- Je n'en suis pas si sûre. Toi, tu ne vis plus avec eux, tu ne sais plus.

Oh, tes parents ont dû se tromper ! fit soudain l'hôtesse.

Elle leva les yeux vers lui :

- Regarde, ils ont mis John Clarence sur l'autorisation parentale, alors que le certificat médical mentionne Jade Clarence. Ton frère voulait s'inscrire aussi?

- Quoi ? s'étrangla John.

- Ton frère John, il veut s'inscrire aussi ?

- Non, John, c'est moi !

L'hôtesse parut complètement perdue.

Au même moment, John affichait sa mine des mauvais jours, ou plutôt la mine d'un préado obligé de faire quelque chose qu'il détestait plus que tout.

- Et si je n'y allais pas ?

- Ce n'est que la fête du quartier, tout se passera très bien, tu verras ! lui objecta sa mère.

- T'avais dit ça aussi, la dernière fois.

Line tendit les bras et John vint s'y blottir comme il le faisait depuis toujours.

- Tu n'as rien à prouver à personne, dit-elle. Laisse les autres parler, juger, critiquer. Mais reste toi-même, ne change pas pour eux.