Marc-Antoine Girard de SAINT-AMANT
La pipe
Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
L'espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaye à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un Empereur Romain.
Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
Qu'en mon premier estat il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :
Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent.
Paul-Jean Toulet
L’Alchimiste
Satan, notre meg, a dit
Aux rupins embrassés des rombières :
» Icicaille est le vrai paradis
» Dont les sources nous désaltèrent.
» La vallace couleur du ciel
» Y lèche le long des allées
» Le pavot chimérique et le bel
» Iris, et les fleurs azalées.
» La douleur, et sa sœur l’Amour,
» La luxure aux chemises noires
» Y préparent pour vous, loin du jour,
» Leurs poisons les plus doux à boire.
» Et tandis qu’aux portes de fer
» Se heurte la jeune espérance,
» Une harpe dessine dans l’air
» Le contour secret du silence. «
Ainsi (à voix basse) parla
Le sorcier subtil du Grand Œuvre,
Et Lilith souriait, dont les bras
Sont plus frais que la peau des couleuvres.
Jacques Audiberti
***
À la terre
Perçante patrie, inique pâture,
à consonnes, cloc ! je t'honorerai
devant que la mort, fuie et, clic ! future,
s'abatte sur moi soudain désœuvré.
Je chanterai ta mer et ta montagne,
tes femmes avec leur, cluc ! tendre corps,
quelquefois le vol, clac ! des trimoteurs.
Tendre te dirai pour que tu tournes tendre.
Amène décrite, amène seras.
Tes tympans, milliers, sont là pour m'entendre,
ceux des chats, des femmes, de nous, des rats.
Je t'honorerai pour le clanc des gouttes,
pour la fraîche fraise et pour tant de fois
les toits, la rivière au tournant des routes,
pour avril chassant la neige des mois.
Mais que tu t'entêtes à tourner la sonde
dans la matière où tu nous découpas,
que le mal, tenant du cadran du monde,
à sortir du mur ne consente pas,
je consens, malgré ce qui saigne et souffre,
à chérir en toi, planète ! pouschta !
la furie en butte à mon propre gouffre
mais qui le fleurit pour qu'il nous flattât.
(« Vive guitare », Robert Laffont, 1946)
Charles CROS
1842 - 1888
Le hareng saur
A Guy.
Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec.
Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.
Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc - nu, nu, nu.
Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec.
Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,
L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.
Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,
Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.
J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,
Et amuser les enfants - petits, petits, petits.
(Le Coffret de santal)
JEAN RICHEPIN
SONNET BIGORNE
— argot classique —
Luysard estampillait six plombes.
Mezigo roulait le trimard,
Et jusqu’au fond du coquemart
Le dardant riffaudait ses lombes.
Lubre, il bonissait aux palombes :
« Vous grublez comme un guichemard. »
Puis au sabri : « Birbe camard,
« Comme un ord champignon tu plombes. »
Alors aboula du sabri,
Moure au brisant comme un cabri,
Une fignole gosseline,
Et mezig parmi le grenu
Ayant rivanché la frâline,
Dit : « Volants, vous goualez chenu. »
(La Chanson des Gueux)