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Critique de karmax211


Imaginez une scène de théâtre sur laquelle est jouée – Cendrillon -, la pièce de Joël Pommerat.
Dites-vous ensuite que vous avez affaire à un dramaturge qui a pour credo :
" Je n'écris pas des pièces, j'écris des spectacles. le texte c'est ce qui vient après, c'est ce qui reste après le théâtre. le théâtre se voit, s'entend, Ça bouge, ça fait du bruit. le théâtre c'est la représentation."
Et pour mettre en pratique cette profession de foi, Joël Pommerat " métamorphose le plateau " faisant appel à des jeux de lumière nombreux, changeants, stroboscopiques, un bruitage où les voix sont relayées par des micros HF, à la musique, au chant, à la danse.
Des images s'invitent par l'intermédiaire de la vidéo pour "faire fusionner tous les arts de la représentation afin de susciter l'émerveillement soutenu par le rythme du spectacle et sa beauté plastique."

Dites-vous ensuite que Pommerat écrit conjointement texte et mise en scène.
Explication : " Pommerat a développé un processus d'écriture dont la première étape est la scène. Il n'écrit pas le texte avant les répétitions. Il écrit avec la scène " instant par instant ", c'est-à-dire en partant de la présence des acteurs en interaction avec l'espace, la lumière et le son, qui sont simultanément élaborés pour atteindre la plus grande justesse possible.
Les premières notes de - Cendrillon – datent de mai 2010. le processus de création s'est ensuite étalé de mai à octobre 2011. En mai a eu lieu à Bruxelles un stage-casting afin de choisir la distribution. Pendant ce stage, certains membres de l'équipe artistique ( vidéo, musique ) ont aussi commencé à explorer avec Pommerat, dont ils avaient lu les notes, quelques éléments spectaculaires. Mais l'entrée en écriture s'est vraiment concrétisée lors d'une deuxième étape de travail en juillet avec les acteurs et l'équipe. La recherche a continué pendant une troisième session de répétitions au Théâtre national de Bruxelles en septembre et jusqu'à la première. Ainsi, Pommerat écrit texte et spectacle conjointement. Dans les jours qui suivent la première, il continue d'ailleurs à les modifier à l'épreuve des représentations et du public."

C'est dire si lorsque vous avez le texte entre les mains vous réalisez qu'il vous manque tout ou partie de l'essentiel, et ce même si l'on rassure le lecteur que vous êtes par une phrase du genre " le texte possède cependant une valeur propre qui rend possible sa lecture et son analyse..."

Soit, on n'a pas le choix... place à la découverte du texte.
Pommerat écrit ou réécrit des contes.
Parce que le conte " relève d'une tradition orale et communautaire "
"Un conte, c'est une durée, celle d'un récit, et c'est un état d'être ensemble. Pour être ensemble, si je veux intéresser le spectateur et être avec lui, je vais travailler sur ses représentations. C'est une forme de stratégie. Je suis un conteur, je vais agir avec son imaginaire."
Et chaque spectateur apporte sa part d'imaginaire.
Contrairement aux idées reçues, le conte ne s'adressait pas originellement aux enfants.
Et si Pommerat les a "expérimentés" avec ses propres filles, il a très vite compris que " ces histoires ont imprégné son caractère et influencé des choix importants de son existence."
Ses contes lui permettent de " jouer à retrouver ce que c'est, vraiment, souffrir, éprouver sans subir...Il invite les spectateurs à expérimenter ce qui dans la vie les terrasserait : la peur, le mal, la mort etc."

L'histoire est contée à partir d'un narrateur ; le narrateur étant un guide qui nous invite à entrer dans l'histoire, un accompagnateur éclairé et bienveillant qui aiguise nos appétits et tempère nos tempêtes.

Dans cette version de - Cendrillon – revisitée par Pommerat, le narrateur est une narratrice, dont la voix off est dotée d'un accent italien ( précisé dans les notes ).
Cette version est plus proche de celle des frères Grimm que de celle de Perrault en ce sens que tout part de la mort de la mère de Cendrillon et de ce qui résulte de dette mort.
Cendrillon alias Sandra dite Cendrier ( surnom donné par ses soeurs car Sandra empeste le tabac ; son père fume en cachette de sa future femme et " compromet " sa fille, de même que la fée qui n'arrive pas à se déprendre de cette addiction ) perd sa mère et va être soudain confrontée à la mort et au deuil impossible.
Avant de mourir sa mère lui a murmuré à l'oreille des mots que la " très jeune fille " ( ainsi désignée dans la pièce ) a mal interprétés :
-"Ma petite fille , quand je ne serai plus là il ne faudra jamais que tu cesses de penser à moi. Tant que tu penseras à moi tout le temps sans jamais m'oublier... je resterai en vie quelque part."
Ce à quoi Sandra répond :
-" Maman, je te promets que je penserai à toi à chaque instant. J'ai très bien compris que c'est grâce à ça que tu mourras pas en vrai et que tu resteras en vie dans un endroit secret invisible tenu par des oiseaux.
J'ai très bien compris que si je laissais passer plus de cinq minutes sans penser à toi ça te ferait mourir en vrai. Ne t'inquiète pas maman, je ne te laisserai pas mourir en vrai, tu peux compter sur moi. Tous les jours, à chaque minute et pendant toute ma vie, tu seras dans mes pensées...N'aie pas peur."
Dès lors Sandra s'enferme dans ce processus de deuil impossible que beaucoup connaissent... Lorsque j'ai perdu ma fille aînée et que je courais un semi-marathon, je demandais que le speaker prononce au franchissement de la ligne d'arrivée le nom de ma fille défunte, j'ai pas mal de bouquins qui ont été dédicacés par André Velter, Atiq Rahimi, Chahdortt Djavann etc au nom de ma fille, tous les 1ers décembre moi l'agnostique je faisais dire une messe pour elle qui était athée afin que le prêtre dise son nom... je ne voulais pas la laisser vraiment mourir... et comme la Cendrillon-Sandra de Pommerat, j'aurais très bien pu acquérir une montre qui sonne toutes les cinq minutes nuit et jour pour être sûr de ne pas cesser de penser à elle.
Sandra vit donc son deuil impossible dans la dépréciation d'elle-même et dans la culpabilité, n'étant pas forcément à la hauteur de sa promesse.
Vient très vite le jour où son père lui annonce qu'il veut refaire sa vie.
Tous deux partent vivre dans la maison de verre de celle qui va être la future épouse et la belle-mère, laquelle a deux filles, " soeur la grande " et " soeur la petite ".
On loge Sandra au sous-sol dans une pièce délabrée, sans fenêtre, avec pour tout mobilier un vieux lit, une armoire et une chaise.
On lui confie toutes les tâches domestiques les plus ingrates qu'elle accueille avec la gratitude des pénitentes.
Le temps passe... un beau matin la famille reçoit une invitation du Palais royal pour une réception en l'honneur du " très jeune prince ".
Alors que la belle-mère et les deux soeurs ne se sentent plus de joie, Sandra fait la connaissance de sa fée. Une fée blasée qui, bien qu'immortelle, meurt d'ennui depuis 300 ans et pimente sa vie de fée en troquant la magie magique contre la magie amateur ; l'échec de ses tours de magie pimente sa vie...

Tous les éléments du conte ( la souffrance de Cendrillon, le bal, la rencontre avec le prince, le soulier ) sont là mais repris ou redistribués à la façon Pommerat.
J'ai précédemment évoqué sa vision très personnelle de la fée, le prince n'est pas un prince charmant mais un enfant grassouillet prisonnier lui aussi d'un deuil impossible... Il y a des trouvailles qui mettent en scène la chirurgie esthétique, une vision des oiseaux très " verrière " etc... le tout ponctué par des dialogues écrits dans une langue contemporaine, parfois vulgaire, presque toujours " orale ", mais enlevée, alerte et percutante.
Bien évidemment les interprétations possibles sont multiples et on ne peut manquer de se référer à Freud, à la psychanalyse, à Bettelheim...

J'ai pris beaucoup de plaisir à lire cette pièce, qui m'a touché et fait sourire tout autant.
Ce conte est revisité avec verve, émotion, talent et vous rappelle que les bons contes gardent leurs amis.
Compte tenu de ce que j'ai repris dans ma longue introduction, c'est plus que beaucoup d'autres une pièce à voir sur scène.



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