Ce roman, en partie autobiographique, retrace la jeunesse et le parcours semé d'embuches de
Ismet Prcic, qui a vécu en Bosnie de la fin des années 70 au milieu des années 90, en pleine période de guerre. Pris en sandwich entre un père qui manque d'autorité et une mère dépressive, avec son jeune frère, enraciné dans la culture musulmane, il prend pour la première fois conscience des conflits de son pays suite à une blague qui a mal tourné. Ensuite viennent les obus, les déflagrations, la peur et la panique, l'enfermement dans des sous-sols d'immeuble, la fuite chez des cousins éloignés, la clandestinité, et puis le retour et l'indifférence.
Ce qui le sauve du service militaire et de perdre tout à fait la boule, c'est le théâtre. Engagé dans une petite troupe sous le joug d'un metteur en scène farfelu et original, il sera invité à un festival de théâtre en Ecosse, ce qui leur donnera à tous une porte de sortie. C'est ainsi que tous deviennent alors des immigrés, dans différentes parties du monde. Et bien sûr, ça ne sera pas sans difficultés. On voit bien, et de plus en plus aujourd'hui, les enjeux de vie et de mort que subissent les migrants des pays en guerre : ballottés à droite et à gauche, en attente, en sursis, jetés dans des grands pays industrialisés qui ne ressemblent en rien à ce qu'ils ont connu jusqu'ici, vus de haut, considérés comme des fardeaux et des moins que rien, traversant des mers au péril de leur vie. Un récit qui s'inscrit donc naturellement dans l'actualité, un récit poignant, dérangeant, mais qui cherche avant tout à établir une sorte de détachement, à instaurer un climat humoristique, afin de palier aux troubles posttraumatiques induits par la guerre. Ce qui ressort d'autant plus ici avec de nombreux flashbacks et la dissociation de personnalité, traduite par un personnage imaginaire du nom de Mustafa, une sorte de jumeau terrible d'Ismet, qui lui a connu la guerre, les tranchées, a vu la mort de si près qu'elle a failli lui tomber dessus.
Le roman est découpé en plusieurs formes narratives différentes, entre les mémoires, le journal intime, les deux personnages principaux, et parfois une écriture très décousue, rapide et sans phrase distincte. Les temps s'entremêlent et on a parfois du mal à savoir de qui on suit le parcours, mais la lecture se fait de façon limpide et le livre se lit d'une traite. On plonge dans l'intimité et le calvaire d'Ismet comme si on y était, on y tremble, on y rit, on y connaît nos premiers émois, nos premières séparations, on se retrouve dans des pays dont on ne parle pas la langue. C'est poignant, d'autant plus que c'est réel, malgré la fiction qui suinte par tous les côtés comme des souvenirs que l'on romance pour éviter les émotions trop fortes, pour éviter d'en souffrir.
Encore une fois, c'est bien l'Art qui sauve. L'Art qui dénonce. L'Art qui donne un but, une porte de sortie. Malgré tout, il ne soigne pas toutes les blessures, et c'est à un profond déchirement que l'on assiste, à un fatalisme sanglant, au rugissement plaintif de ne pas se sentir faire partie de l'humanité, à l'ultime envie de s'en sortir, coûte que coûte, à l'horreur de la guerre devenue pratiquement fait divers.
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