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Critique de Agneslitdansonlit


Un coup de coeur pour ce roman en constellation, dont l'épicentre serait l'oeuvre de Boris Pasternak, l'auteur russe du "Docteur Jivago". le sujet pourrait paraître désuet, le contexte de la guerre froide dans lequel il prend place un peu trop lointain. Et pourtant, Lara PRESCOTT nous offre un roman choral très habilement construit, mêlant des personnages historiques, comme Pasternak et sa muse Olga Ivinskaïa, à des personnages de fiction; s'appuyant sur les faits de l'époque, extrêmement bien documentés, pour aboutir à un roman très construit qui sait maintenir l'intérêt du lecteur. le récit est d'une richesse passionnante, autant par la période historique que par les personnages qui ne peuvent qu'inspirer l'envie de se plonger dans leur biographie.

La place centrale est bien sûr octroyée au roman "Le Docteur Jivago", qui nécessita à Pasternak une dizaine d'années d'écriture, de 1945 jusqu'à sa parution (interdite en URSS) par les éditions italiennes Feltrinelli en 1957. Pourquoi ce chef-d'oeuvre russe sert-il de clé de voûte au roman contemporain de Lara PRESCOTT?

• Parce que tout d'abord, il nous replonge dans le contexte d'une âpre guerre froide, où tous les moyens sont bons pour l'emporter sur son adversaire. Les blocs Est/ Ouest s'affrontent politiquement, mais aussi culturellement. Un roman, un tant soit peu critique envers le régime soviétique, peut alors se révéler être une véritable traînée de poudre, un outil de contre-propagande redoutable.
Il ne faut pas perdre de vue que le combat idéologique que se livraient ces deux grands blocs se concevait non pas à l'échelle d'un simple état ou pays, mais bien dans une perspective mondiale. D'où l'intérêt pour les uns et le risque pour les autres, d'un récit discréditant la révolution russe, d'autant plus "habillé" de façon romanesque, donc attrayant pour le plus grand nombre.
Si "Le Docteur Jivago" reste pour beaucoup une mythique histoire d'amour tragique, Pasternak y brosse aussi un tableau du passage de l'Empire russe à l'Union des républiques socialistes soviétiques et décrit la terrible guerre civile russe qui martyrisa sa population. Pasternak est un poète, profondément amoureux de son pays, mais son "Docteur Jivago" ne fait pas l'éloge du régime soviétique, ce qui est impensable pour l'URSS de Khrouchtchev!
C'est ainsi que Lara PRESCOTT nous fait entrer dans la grande Histoire, puisque la CIA favorisa grandement la diffusion du roman traduit en Europe, puis son introduction illégale, dans sa langue originelle, en URSS ! Au point que certains qualifieront la CIA d'agent littéraire de Boris Pasternak!
"Nos secrets trop bien gardés" nous immerge totalement dans une guerre idéologique, où Pasternak et son oeuvre seront utilisés comme des pions. Cette lutte d'idéologie malmera jusqu'à parfois broyer les personnages, réels ou fictifs qui interviennent aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest.

• Car en effet, quel lien entre Pasternak dans sa datcha de Peredelkino et une jeune américaine, embauchée comme dactylo à Washington ?
C'est toute l'adresse et le talent de Lara Prescott d'avoir su, tout au long des 500 pages de ce roman, nous faire naviguer sur la période des années 1950, entre différents personnages, que rien n'aurait dû relier entre eux. Entre elles, pour être plus exacte, car l'auteur met en exergue des personnages féminins, de véritables héroïnes de l'ombre.

A commencer par,Olga Ivinskaïa, la muse, l'amante et compagne de Pasternak (bien que ce dernier soit alors marié à sa seconde épouse). Certainement la figure la plus flamboyante de ce roman, pleine de vie, d'amour, mais tellement tragique, au passé déjà si douloureux lorsqu'elle rencontre Pasternak, et incarnant l'héroïne sacrificielle. Car elle va inspirer et ré- insuffler une énergie créative à un Pasternak mis alors au banc du régime soviétique. Et alors que celui-ci sera très surveillé (et pourtant intouchable, protégé par Staline qui révérait sa poésie), c'est Olga qui fera les frais d'une répression, visant initialement Pasternak... L'héroïne est sublime. Elle assume le rôle de la maîtresse, femme de l'ombre. Elle subit le goulag. Elle supporte la peur perpétuelle d'un pouvoir constamment menaçant. Elle brave tout par amour pour un homme adoré, et par conviction contre un régime qui lui a tant pris.

À l'Ouest, au "pays de la liberté", on s'attend donc à des héroïnes à contrario vivant pleinement leur indépendance, au pays de la liberté d'expression, dans un contexte où sont valorisés l'American way of life et l'accession des femmes au monde du travail, plutôt que d'être contingentées à la maison. Or, là encore, si nos héroïnes ont eu l'audace de croire à cette liberté, elles déchanteront amèrement. Aux Etats Unis, la liberté, les rêves de réussite, les postes à responsabilité sont réservés au monde masculin. le groupe de dactylos évoluant dans les bureaux de la CIA sont l'incarnation de ce"second rôle"... La seule figure de proue féminine qui ait le droit de revendiquer "La Liberté" chez l'oncle Sam, c'est la statue!
Dans sa narration très documentée des agissements de la CIA pour utiliser le roman de Pasternak contre l'URSS, Lara Prescott introduit des personnages fictifs mais tout à fait réalistes et crédibles. À commencer par Irina, jeune femme née aux USA, dont les parents ont tenté de fuir l'URSS, mais dont seule la mère, enceinte, y sera parvenue. S on père ayant été arrêté par les autorités russes alors qu'il s'apprêtait à monter sur le bateau... Elle décrit avec délicatesse la figure des déracinées, courageuses, n'ayant pas grand chose mais s'en contentant avec la forte humilité de ceux qui pensent avoir obtenu la chance d'une vie meilleure. Alors recrutée comme dactylo au sein de l'ancienne OSS (Office of Strategic Services), Irina comprendra vite qu'elle a surtout été repérée pour oeuvrer comme agent secret, dont la loyauté ne reposera pas exclusivement sur l'amour de la patrie, mais qui trouvera un ciment profond dans la colère et le sentiment d'injustice envers son pays d'origine.
La formation d'Irina, pour ses missions officieuses notamment pour propager le roman "Le Docteur Jivago", sera confiée à Sally, femme élégante, alerte, maîtrisant habilement le rôle de la "parfaite agente secrète". Mais si l'institution de la CIA n'hésite pas à faire appel aux femmes, elles n'en restent pas moins des pions, que l'on manipule à l'envi. Quitte à les jeter. Pays qui valorise la valeur de liberté, mais pays qui laisse la portion congrue à celles qui pourtant, héroïnes de l'ombre, se sacrifient; pays qui jette l'opprobre sur des amours jugées interdites, qui broient les individus et les vies si l'on ne souscrit pas à sa version jugée morale, de ce côté-ci de l'océan...

Ma critique est longue, mais il y a tant à dire sur ce roman ! Je salue le travail immense de Lara Prescott, sur la guerre froide, sur les stratégies utilisées par la CIA, sur le monde de l'espionnage, sur la politique de répression de l'URSS et ses monstrueux goulags, sur la lumineuse Olga Ivinskaïa, sur l'auteur Boris Pasternak et son oeuvre, ses déboires avec le régime soviétique... Je suis admirative du travail de recherche qu'elle a fourni pour l'écriture de son premier roman (les sources documentaires sont indiquées en fin de roman et sont très conséquentes !), très clairement une réussite à la hauteur du défi que représentait un récit s'appuyant sur L Histoire, tout en y mêlant des vies intimes.
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