- Les nouvelles qui nous arrivent de Berlin sont mauvaises. Depuis une semaine que la délégation allemande s'est vu remettre les conditions du traité de paix, la presse d'outre-Rhin se déchaîne. D'après ce qu'on peut lire, les clauses seraient toutes intolérables, les promesses de Wilson auraient été bafouées, les Alliés s'apprêteraient purement et simplement à liquider l'Allemagne, que sais-je encore. En oubliant au passage que ce sont eux les responsables du sacrifice de dix millions d'hommes ! Quoi qu'il en soit, l'opinion générale de nos ennemis est qu'il faut refuser de signer. Des manifestations se succèdent en ce sens dans les grandes villes et la fermeture de tous les lieux de spectacles a été décrétée, comme si le pays était en deuil. Quant aux notes que nous adressent les délégués allemands depuis Versailles, elles ne sont qu'un ramassis de protestations indignées. Il semblerait que tous ces beaux messieurs n'aient pas encore pris la vraie mesure de leur défaite.
- Le retour des hostilités est donc réellement envisageable ? s'inquiéta Guichard.
- Si les vaincus s'obstinent à nous défier, il n'y aura pas d'autres choix. Le signature ou les armes... Le maréchal Foch a présenté il y a peu un plan d'invasion qui prévoit de marcher sur Weimar et Berlin avec quarante divisions. Alors oui, une nouvelle guerre est possible.
Dans le parc du château régnait une indescriptible cohue. Chacun voulait saluer les héros du jour et le cordon de gardes municipaux censé tenir la foule à distance n'était pas de taille. Clémenceau, Wilson et Lloyd George se trouvèrent ainsi bien vite submergés par une marée enthousiaste qui hurlait des bravos en tendant les bras. Il fallut l'intervention d'une section de braves poilus bleu horizon pour arracher ces importants personnages à la gratitude populaire. Lorsque leurs belles voitures les eurent enfin emportés et qu'un semblant de calme fut revenu - si l'on exceptait toutefois les salves de canon -, Guichard prit François par l'épaule :
-Avez-vous noté le sourire du Tigre, Simon ? Malgré l'affluence et la presse ? Villipendé le dimanche, adulé le lundi, voilà la nature humaine, philosopha-t-il...
Le corps était à peine dissimulé au milieu des alignements de carcasses. Il suffisait de lever les yeux dans la bonne direction – la deuxième rangée au fond – et la forme humaine se détachait aussitôt dans sa terrible singularité, jurant parmi la lugubre procession des cochons éventrés. Une femme, tête en bas, les mollets ficelés à une traverse de bois, accrochée elle-même à une cheville de boucher. Elle était suspendue de face, complètement nue, sa chevelure grise et ses mains potelées effleurant le carrelage, ses chairs abondantes bleuies par le froid.
" - Vous n'allez pas l'autopsier ici ! protesta Jean.
- Bien sûr que non. (...) "
Délicatement, il pratiqua une incision dans le creux du bras replié et préleva un lambeau de chair qu'il observa avec gourmandise. Puis il passa rapidement son doigt sur la peau craquelée et le porta à ses lèvres.
" - Nom d'un chien Clotaire ! s'offusqua François
- Je fais avec les moyens du bord, rétorqua celui-ci. Et c'est très instructif. Vous continuez à vous indigner, messieurs, ou je vous explique ?"
" - Je préfère les hommes, inspecteur. Je sais que pour beaucoup de gens c'est une sorte de péché mortel, mais je vous assure que je n'ai pas choisi. Pas plus que vous, peut-être, n'avez choisi d'aimer les femmes. C'est comme ça, c'est tout. Le problème est que je passe ma vie à le cacher. A me cacher."
Il sourit tristement, comme s'il était résigné, quoi qu'il fasse, à s'attirer le mépris de ses contemporains.