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Critique de Creisifiction



On connaît bien certaines vicissitudes traversées par ce monument littéraire unique dans son genre – son achèvement irrésolu, sa réécriture incessante, jusqu'au dernier soupir de son auteur, la quantité de notes éparses, plus ou moins (in)exploitables que ce dernier laissait derrière lui, certaines intégrées au fur et à mesure de ses rééditions, d'autres pas, ou diversement selon ses éditeurs, les révisions et corrections qu'il ne put mener à terme, les contresens restés en l'état, parfois sous forme de phrases hermétiques, sans objet ou sans lien apparent à un motif précédent, ou d'incohérences dans l'intrigue d'un épisode à l'autre, dans la chronologie de certains faits historiques évoqués, voire dans l'entrée ou sortie définitive de scène de quelques-uns de ses personnages – impairs, cependant, qui finiraient non seulement par contribuer à la mythologie
créée autour de l'oeuvre et retentir sur sa plurivocité, mais aussi par en répercuter et illustrer son thème central, le labile et incertain travail de reconstitution de la mémoire. Une oeuvre, donc, dont la genèse même et la logique présidant à sa construction sont en miroir avec son motif principal, à savoir, l'émergence mouvante, involontaire, parfois aléatoire de nos réminiscences, l'interminable «relecture» de notre passé qui en découle, conduite par une mémoire défectible et indissociable de nos affects variables, de nos sensations fugitives, de notre imagination fluctuante. Une oeuvre à l'architecture incomparable, fascinante, dont la radicalité ne peut que subjuguer ou rebuter, et que certains de ses plus fidèles admirateurs (parmi lesquels je me situerais volontiers), quitte à passer pour des «snobs» de premier ordre aux yeux d'autres lecteurs, ses non moins honorables détracteurs, n'hésiteront pas à considérer comme l'un des plus grands chefs-d'oeuvre, sinon le plus grand de tous ceux ayant vu le jour au cours du XXe siècle.

Ce cinquième volume de «La Recherche», quintessence absolue du roman psychologique moderne, analyse magistrale du flux subjectif produit par le pathos amoureux, en est emblématique. Il fut légué par un Proust à bout de forces, dictant, pratiquement jusqu'à la veille de sa mort, additions et corrections au texte de celui des trois derniers tomes de «La Recherche» publiés à titre posthume auquel, confiait-il à son éditeur peu de temps avant de mourir, il s'était «acharné au détriment des deux autres».

La Prisonnière soumet à l'appréciation du lecteur une exploration anatomique minutieuse -«sous le microscope de la réalité»- (Vladimir Nabokov, je vous demande de sortir d'une fois pour toutes de mes billets!!) d'une jalousie amoureuse à un stade tumoral très avancé, en même temps qu'un précis détaillé de stratégie martiale sur la carte du tendre, lorsque la possession intégrale de la cible amoureuse s'étant avérée impossible, les combattants se voient obligés de se rabattre sur des tactiques stériles d'assaut et de repli, ou dans le meilleur des cas, à pratiquer une politique diplomatique de la «paix armée»…

Amour domination, amour abdication, amour dévotion, amour prison…Pour le Narrateur, l'amour, synonyme de possession physique et morale de son objet, serait fatalement -ainsi que le chantait notre inoubliable «Gainsbarde»- «sans issue».

«Instants doux, gais, innocents en apparence et où s'accumule pourtant la possibilité du désastre ; ce qui fait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants, et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d'où ne pourra sortir que la catastrophe.»

Sans issue également, dans le décor de l'appartement familial parisien, providentiellement vacant à ce moment-là, le huis-clos dans lequel sa jalousie l'aura séquestré en même temps qu'Albertine, tous les deux bientôt prisonniers d'une dialectique du maître et de l'esclave qui leur permettra de jouer, l'un vis-à-vis de l'autre, et sans doute par moments de «jouir» aussi, tour à tour, du rôle de geôlier ou de captif.
Suite amoureuse composée de mouvements dissonants, alternés, contradictoires, faite de battements arythmiques d'une anxiété douloureuse éveillée par les ruminations du Narrateur, lorsqu'Albertine lui semblait vouloir songer à sa libération prochaine, ou tout au moins à se soustraire momentanément à sa surveillance pour s'adonner à des plaisirs coupables dont il était exclu, se succédant à d'autres cadences plus douces, intermèdes bienheureux où une certaine harmonie semblait envisageable entre eux, mais au cours desquels, ayant été rapprivoisée et redevenue docile, Albertine se ferait au fur et à mesure moins désirer, et délaisser par son amant, paraissant bientôt aux yeux de ce dernier vouloir de nouveau concocter en sourdine les premiers accords d'une nouvelle fugue…

Recherche d'un bonheur impossible, appuyée sur une mécanique endiablée, paradoxale, qui tout en cherchant à posséder l'autre, «ne subsiste que si une partie reste à conquérir». Désir d'un désir absolu, fidèle, inconditionnel, mais qui se nourrirait pourtant davantage des dérobades d'un lièvre qui ne se laisserait pas complètement courir, que d'une proie prête à se laisser dévorer… Désir glissant, se défilant, s'ajournant et se déplaçant de ce qui a été acquis vers l'inconnu, vers ce qu'on ne possède pas encore, ou vers quelque chose d'autre -tout court-, vers par exemple «de belles femmes de chambre », un voyage tout seul à Venise ou cette tranquillité d'esprit nécessaire, chez soi, pour se mettre enfin au travail...Cercle vicieux, enfin, risquant de condamner les amants, à perpétuité, à un jeu de dupes, sans issue encore une fois, ronde infernale et quotidienne faite d'escamotages, petits mensonges, non-dits et faux-semblants.

C'est ainsi, par exemple, qu'invitée par les Verdurin à une réception à laquelle, tel que le Narrateur l'apprendrait entretemps par hasard, son ancienne amie gomorrhéenne Mlle Vinteuil devait aussi se présenter, Albertine, d'après lui, rusait en lui disant qu'elle n'avait aucune envie d'y aller, ainsi que lui-même, lorsque de son côté, terrifié à l'idée qu'Albertine soit en train de céder à des tentations saphiques qu'elle lui cache, il trouverait le jour venu tous les prétextes imaginables pour qu'elle reste auprès de lui, mais, une fois endormie, n'hésiterait pas à s'y rendre lui-même afin de pouvoir enquêter sur place sur son passé à elle et confirmer éventuellement ses soupçons à lui!

La Prisonnière fut l'un des épisodes de «La Recherche» que j'ai le mieux appréciés cette fois - sinon mon préféré, du moins jusqu'ici...
À cette temporalité particulière, «labyrinthique », à laquelle le Narrateur répondait depuis le début de ses réminiscences, depuis Combray, à l'observation détaillée de l'infiniment petit dans son monde intérieur et à la dissection de ce qui constitue le noyau dur de sa subjectivité - plus que jamais présentes dans ce volume et portées ici, à mon avis, à un niveau jamais atteint auparavant par le roman psychologique- , viennent en outre s'y rajouter une forme de resserrement thématique inédit (la jalousie obsessionnelle du narrateur), ou en tout cas beaucoup plus important que dans les tomes précédents, dans lesquels l'auteur nous avait habitués à force digressions, ramifications et récits subsidiaires ; assez inouïe, enfin, la linéarité présente autant dans la chronologie de la narration (le récit se compose de séries de journées regroupées, à quelques mois d'intervalle, suivant les saisons de cette toute dernière année vécue ensemble par les amants), ainsi que dans l'enchaînement logique conduisant de l'emprisonnement d'Albertine, au retour de Balbec, jusqu'à son évasion spectaculaire à la fin du roman.

Mais ce qui paraît surtout prodigieux, c'est que, loin d'y être revenu à des règles plus classiques de narration littéraire -unité de lieu (l'appartement du Narrateur), unité d'action et de « péril » (la surveillance stricte des faits et gestes de sa maîtresse) et unité de temps- comme l'on pourrait supposer à tort, Proust pose ici un décor et un cadre en apparence mieux repérables, mais en trompe l'oeil, afin justement de mieux pouvoir se détacher des codes consacrés du roman réaliste !

Gammes sublimes autour d'un thème unique, narration plus que jamais évanescente, générant au passage d'impressionnantes torsades temporelles, outre les ratiocinations en boucle du Narrateur, le lecteur n'aura quasiment rien d'autre de concret à se mettre sous la dent ! Toute l'action se tient dans une suspension parfaite, ce jusqu'aux tout derniers paragraphes du roman.

Moins soucieux que jamais d'une conformité à une réalité romanesque matériellement objectivable, aucune contextualisation de l'intrigue ne semble non plus indispensable (pas la moindre indication, par exemple, des raisons qui justifieraient une aussi longue absence de la famille du Narrateur de l'appartement à Paris, ni d'où serait passée entretemps la tante d'Albertine, Mme Bontemps, sans parler de bien d'autres…?).
Aussi, de la seule scène tout à fait «extérieure», et à l'appartement, et à ce qui s'y passait en huis-clos, la fameuse soirée chez les Verdurin, mise à part la description détaillée de la brouille entre Monsieur de Charlus et ces derniers, on retiendra avant tout le long monologue suscité par l'écoute du Septuor de Vinteuil joué ce soir-là, apaisant momentanément le Narrateur et l'amenant à conclure que «l'art n'est peut-être pas aussi irréel que la vie».


C'est peut-être aussi parce que tous les cours d'eaux sinueux provenant de sources en apparence éloignées les unes de autres ayant alimenté La Recherche du Temps Perdu, se rejoignent à partir d'ici sur un lit unique, encore plus profond et de plus en plus immatériel, là où cessant de vouloir faire la part entre réalité extérieure et intérieure, à l'embouchure proche du temps retrouvé, l'on espère enfin ne plus avoir à redouter que dans notre vie «le passé ne se réalise pour nous qu'après l'avenir», nous égarant alors en d'inextricables regrets et en ressassements inutiles, mais que, «conservé depuis longtemps en nous, nous apprenions tout d'un coup à le lire».


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