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EAN : 9782955721933
320 pages
Premier jour (15/11/2017)
4.5/5   1 notes
Résumé :
Au commencement, il y avait le Feu. Puis la terre devint orange malgré le bleu des océans. Autour de ce thème cher aux stoïciens, voici une modique réflexion bâtie à la lumière d’une couleur impure où se mélangent morale et politique. Doit-on d’ailleurs les séparer ? Sont-elles deux mondes clos l’un sur l’autre ? Et si c’était la seconde qui produisait la première ? Ni rouge, ni jaune, ni ... >Voir plus
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Écrire à Saint-Dizier
L’Université populaire de Saint-Dizier présentait un spectacle à partir des textes du chanteur nord-américain Bob Dylan. Prix Nobel de littérature en 2016, l’idée était de rentrer dans la musique du barde de Duluth par le texte. À l’issue du concert où une dizaine de chansons ont été jouées, la question de savoir ce qu’était la littérature se posait toujours avec insistance. Au même moment, un ami demanda sur un réseau social si lui- même, auteur, faisait partie de cette famille nommée “écrivain”. Sa réponse fut surprenante car elle disait en substance que dès lors que l’on écrit quelque chose on fait de la littérature. Comme si finalement on ne sortait jamais de la littérature y compris dans le langage le plus commun où nous usons de métaphores poétiques sans même nous en rendre bien compte (Le jour se lève, gardien de la paix, prendre ses jambes à son cou etc.) On peut penser également à l’expression commune « le reste n’est que littérature », expression elle-même empruntée au champ littéraire puisqu’il s’agit d’un vers d’un poème de Verlaine (1). À la fois pauvre et riche, le langage commun pourrait faire partie de la littérature et donner raison à cet ami bien embarrassé pour répondre à l’énigme qui agite quelques millénaires d’écriture. Mais alors l’annuaire téléphonique est-il lui aussi de la littérature ? Le moindre commentaire publié sur internet ou votre feuille d’impôts sont-ils également de la littérature ? On sent bien que non mais on ne voit pas bien pourquoi cela n’est pas vraiment un produit littéraire. Pour nous y retrouver essayons de comprendre pourquoi on écrit depuis Saint-Dizier.
On peut y développer deux thèses. La première serait de comprendre l’objet Saint-Dizier comme extérieur à moi-même. La seconde serait de dire réellement quelque chose à propos de Saint-Dizier tout en restant extérieur à l’objet. Dans sa Théorie du roman Georg Lukács examine la question du divorce entre le monde et le sujet à propos de l’écrivain. On écrit finalement parce que l’on veut habiter le monde et que l’on n’y parvient pas. Ceux qui vivent dans le monde et sont parfaitement intégrés à celui-ci sont soit totalement heureux, jouissant de la félicité de ceux qui baignent dans une solitude bienveillante, ou soit des dieux et par conséquent n’auront à peu près rien à raconter. Car pour écrire quelque chose de valable aux yeux de l’universel, il faut en effet évoquer un problème que l’on n’a soi-même pas résolu. C’est la conscience de la distance entre ce que je suis et l’objet qui fait de moi un daïmon à la manière de Socrate dans le Banquet. Cette créature démoniaque cherche le souffle du monde, l’inspiration qui précède l’expiration. C’est lui qui relie l’humain au divin et qui pénètre le monde dans ce qu’il a de plus réel. La tâche de l’écrivain est alors immense et ne correspond plus vraiment à celle du bottin à qui une autre fin est assignée. L’écrivain a donc pour fonction de parler de lui de la manière la plus véritable et de le rapporter à un objet qu’il ne connaît pas mais qu’il désire connaître. Cet objet le dépasse et le constitue. L’écrivain est nécessairement le fils ingrat de son temps car il voit comment celui-ci est produit et comment celui-ci lui échappe. C’est un être gauche et qui se sert de cette contradiction pour élaborer une pensée à la fois sociale et esthétique. Cette tension est féconde à l’écrivain qui peut alors enfanter une œuvre digne de la littérature car avant tout novatrice et non commode. L’écrivain est donc rare et toute littérature est engagée dans le monde laissant loin derrière les marchands de mots qui certes vendent beaucoup mais ne racontent rien. Il s’agit d’exagérer le conventionnel, de le tordre et de s’en servir comme matière où peut se développer toute l’ironie de l’auteur (2). Celui qui se vautre dans la convention qui ignore le sujet ne sortira rien d’autre qu’une soupe tiède dont le relativisme dominant de l’époque tente de nous faire croire qu’il s’agit encore de littérature.
Il faut goûter aux paradoxes lorsque l’on souhaite écrire. Peut-être jusqu’à une forme de folie lucide où l’écrivain peut éclairer son objet en lui donnant du sens. Car ici, il s’agit bien de guérir le monde aussi de sa propre folie. La vraie démesure, finalement, est celle qui ignore complètement sa propre disjonction, son véritable divorce en prétendant être une Totalité alors qu’elle n’est que partie tournant à vide sur elle-même récitant lieux communs et radotant son catéchisme creusé dans le vide profond de son impensé. Écrire serait alors une forme de médecine (3) pour rendre vigueur et santé aux mots que l’on comprend sans les comprendre car si connus, si bien connus, qu’ils ne sont pas connus. Pire, on se fait complice de la propagande contre laquelle on croit combattre. La folie nécessaire pour ne pas devenir vraiment fou a pour auxiliaire cette forme de courage que l’on prête à certains héros romanesques. Il faut lutter contre l’aplatissement du langage à la manière d’Homère et des grands thérapeutes de la langue que sont les poètes, les écrivains ou les philosophes. Perdre cette bataille, c’est perdre l’idée même d’idée. Notre objet bragard, à trop subir modes et conventions, en manque cruellement. Car l’écriture dans le monde est d’abord une écriture politique.

(1) « Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature » (Paul Verlaine - Art Poétique).
(2) « Pour le roman, l’ironie, cette liberté de l’écrivain à l’égard de Dieu est la condition transcendantale qui confère l’objectivité à la structuration [...] l’ironie est, dans un monde sans Dieu, la plus haute liberté possible » (Georg Lukács - La théorie du roman).
(3) « La fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir. Au lieu de cela beaucoup vivent de cette maladie. La littérature moderne, en beaucoup de cas, est un cancer des mots » (Jean-Paul Sartre - Qu’est-ce que la littérature ?).
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