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Critique de Erik35


LA VIE, L'AMOUR, LA MORT.

Quel point commun relie les écrivains Italo Svevo, Umberto Saba, Claudio Magris, Roberto Bazlen, Vladimir Bartol, Boris Pahor mais aussi le français Paul Morand et l'irlandais James Joyce ? Bien sûr, ils ont tous connu la notoriété par la publication d'une ou plusieurs oeuvres littéraires mais, plus encore peut-être, un lien géographique les unit : ils ont tous, de près comme Saba, Svevo et Bazlen, ou d'un peu plus anecdotique, un rapport à cette ville désormais italienne qu'est Trieste. Pour autant, il en est un qui est souvent injustement oublié (il suffit pour s'en convaincre de jeter un oeil sur Wikipédia) de cette longue liste de célébrités littéraires de cette ville de aille modeste mais très cosmopolite et, par sa situation géographique, ouverte sur plusieurs mondes européens (italien, germanique et slave) et flux culturels divers, méconnu dans son propre pays (car, paradoxalement, perçu comme trop "terroir"), quasi inconnu chez nous, malgré d'ardents défenseurs au nombre desquels l'écrivain et essayiste Louis Guilloux, le poète et romancier André Pyere de Mandiargue ainsi que le regretté Franck Venaille dans son essai portant le nom de la capitale du Triestin. Cet homme, c'est le romancier et poète Pier Antonio Quarantotti-Gambini, l'auteur du présent ouvrage, souvent considéré comme son oeuvre la plus aboutie, étonnamment intitulé en français - la remarque est d'importance - "Les régates de San Francisco". Il nous faut en profiter pour remercier chaleureusement les éditions du Rocher, via la très belle collection de poche "Motifs", ainsi que notre site de lecture préféré, j'ai nommé Babelio, pour cette totale et passionnante découverte, cet ouvrage ayant été reçu dans le cadre de la Masse Critique du mois de septembre.

Cet oubli est doublement injuste. D'abord, et nous tâcherons de le démontrer, parce que résumer Gambini à la seule Trieste, ainsi que c'est souvent fait, relève de la pure paresse intellectuelle et d'un manque de curiosité crasse. Ensuite, parce que, d'évidence, un tel texte ne peut en aucun cas être celui d'un auteur mineur, agréablement provincial, aux éventuelles habituelles maladresses que l'on peut déceler chez tel ou tel auteur amateur ayant, malgré tout, ce que l'on qualifie généralement - et avec un rien de commisération - de "joli brin de plume", pour ne pas oser avouer que c'est peut-être d'une lecture sympathique mais sans qu'il y ait de quoi s'y arrêter plus longuement. Non ! Gambini n'est assurément pas de cette trempe-là. D'ailleurs, le grand poète triestin Umberto Saba ne s'y était pas trompé qui considéra son cadet comme un sérieux successeur en plus d'être son disciple et ami.

Les habituels résumés évoquent invariablement trois adolescents - ce qui est partiellement exact - dont les destins s'entrecroisent. Il y a pourtant, d'entrée de jeu, une sorte de déséquilibre permanent dans cette triplice impossible : il y a Ario, que l'on suit presque pas à pas, qui n'est pas le narrateur, mais qui aurait si bien pu le devenir tant on comprend qu'il est un avatar de son créateur ; il y a Berto, son principal camarade de jeu, mais que le premier laisse régulièrement tomber pour diverses raisons, parfois profondes, parfois parfaitement idiotes, juvéniles, superficielles ; il y a enfin Lidia, la soeur légèrement plus âgée de Berto, dont on apprendra d'ailleurs assez vite qu'elle n'en est "que" la demi-soeur ; ce détail peut prêter à sourire aujourd'hui, il a son importance en ces temps-là, surtout lorsqu'il est question d'honneur, de mariage et de remariage, de fidélité et de légèreté, etc. Et c'est une vague - le mot est essentiel puisqu'on le retrouve dans le titre original italien de cet étonnant roman - qui va tout bousculer dans l'enfance en suspens, ce moment relativement précis mais parfaitement flou où, de gosses, de jeunes êtres entrent en adolescence. Une vague qui va focaliser leurs regards sur les changements fondamentaux de Lidia, dans un mélange d'envie et de violence, de dégoût et d'incompréhension, entremêlant sexualité sans objet et érotisme mal assumé.
mais l'avancée en âge ne se concrétise pas seulement par la découverte des émois physiques, sentimentaux et sensuels. Il s'accompagne aussi, autre douleur, insigne douleur, intense douleur, de la découverte maladroite, irrésolue mais irrémédiable des faux semblants, des mensonges innombrables et des évitements parfois agressifs de ces adultes jusqu'à ce jour presque sanctifié. Au premier rang, l'image devenue trouble de la mère (celle d'Ario, au premier chef), femme bafouée, abandonnée, en plein désarroi, n'attendant sans doute plus l'Amour mais se drapant d'amours irrégulières socialement et politiquement condamnées - l'antifascisme de Gambini est très subtil, tellement peu frontal mais néanmoins assuré, avec ses personnages aux vies et aux parcours tant éloigné de l'homme nouveau souhaité par le Duce. En outre, comme une espèce d'indice déposé là sans avoir l'air de, le chapitre introductif se déroule sous les auspices de la venue du Duce à Trieste en septembre 1938... Mais c'est à peine si la raison de le liesse populaire est mentionnée, comme si c'était, à la manière d'un pied de nez, sans aucune importance - , de corps qui se touchent à défaut de s'accompagner, de jalousies factices et douloureuses - l'éphèbe Enéo... Un Énée de pacotille mais qui fait trembler d'émotion ces femmes oubliées en mal d'éros -.

A partir de ce moment, les deux garçons vont découvrir, à leur manière, et selon ce qu'ils ont entre leurs mains, ou leur coeur - un père alcoolique et une soeur impudique pour l'un, une mère abandonnée et "débauchée" (selon les critères de l'époque) et le rêve de rejoindre un jour ce père disparu de l'autre côté de l'Atlantique, pour l'autre - l'apprentissage de l'âge ainsi que le sexe et l'effroi amoureux. D'un abord simple en apparence, le récit se construit peu à peu selon des règles complexes, où chaque événement relate symboliquement l'avancée des jeunes gens vers un âge adulte de tous les dangers, de toutes les incertitudes. Dans un contexte historique fort et embrouillé (le roman se déroule clairement avant guerre mais, s'il fut publié vers la fin des années 50, Pier Antonio Quarantotti-Gambini le rédigea toutefois en plein durant la guerre, dans les années 42-43. de ce fait, impossible de dire que l'auteur n'écrit là qu'un roman d'apprentissage, certes magnifiquement conçu : il ne faudrait pas non plus oublier que cette vague qui constitue non seulement le titre original mais aussi l'alpha et l'omega du récit, qu'elle est, dans les deux cas, provoquée par des navires de guerre s'insinuant dans la rade, qu'elle provoque une sorte d'hébétude joyeuse et populaire dans le premier chapitre et qu'elle provoque la mort fortuite d'un infortuné vagabond dans le dernier... Dans son excellente et lumineuse postface, Pierre-Emmanuel Dauzat ne manque pas d'ajouter une dimension profondément psychanalytique à cette oeuvre parfois un peu longue, il est vrai, mais magistrale par bien des aspects. Permettons-lui d'avoir le dernier mot, qui résume parfaitement tout ce que le lecteur patient trouvera, par-delà la singulière histoire de ces trois jeunes gens, dans ce texte qui peut sans aucun mal figurer parmi les très excellents romans d'apprentissage et qui, malgré un style - ce qui est parfois reproché au triestin - un peu sec et d'un certain classicisme, ou grâce à cela, touche profondément comme seul le peuvent faire les mythes ; un récit où la femme, bien qu'encore en fleur, semble indéniablement avoir plusieurs longueurs érotiques et amoureuses d'avance son homologue masculin du même âge, sachant, en outre, très vite que rien ne lui est pardonné de ce que l'on passe sans même y songer à la moitié dite "forte" de l'humanité. Pour tout cela, Pier Antonio Quarantotti-Gambini est un auteur à lire aujourd'hui encore, son acuité demeurant des plus profondes :

«Sexualité de prédateur, ronde des sexes, échange des désirs qui ne se rencontrent que rarement, orgueil tumescent du mâle novice et incompréhension adolescente devant les caprices du sexe et du corps, continent noir de la sexualité féminine irrémédiablement contaminée par les faiblesses de la mère, désir de fuite pour retrouver un père, mais désir peu à peu contrarié par le soupçon qu'il n'est pas d'avantage prémuni contre les rites sommaires de la séduction masculine, et enfin homosexualité comme refuge et comme punition, tous les thèmes de Quarantotti Gambini sont là.»

Oeuvre méconnue que celle de cet italien pourtant adoubé par l'un des plus grands auteurs de son époque - Alberto Saba - et qui mérite amplement cette redécouverte. On pourra cependant regretter qu'une nouvelle traduction n'ait remis en valeur ce texte. Assurément, son traducteur français des années 50, Michel Arnaud, était-il des plus respectables, et le choix des Editions du Rocher (que nous remercions une fois de plus sans aucune hésitation) peut parfaitement se justifier. Toutefois, le monde de la traduction évolue au fil des années et certaines phrases sentent décidément trop leur origine italienne pour passer convenablement en français. Par ailleurs, on traduisait sans doute "Duce" par "Duc" - pour désigner Mussolini - en ses années lointaines mais cette appellation a fait long feu et il nous a fallu un petit temps pour comprendre de qui il s'agissait dans les toutes premières pages de ce grand roman. Ce ne sont que quelques détails sans grande importance mais qui méritaient d'être précisés. Cela n'enlève rien à la force suggestive de cet italien qui, en quelques lignes, sait dresser un portrait, une scène, un climat, comme il est rare de le lire et sans que cela passe pour de l'exercice imposé, hâtivement bâclé. Rien de gratuit ni de fortuit chez Gambini. Il suffit simplement de se laisser mener !
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