Citations sur Un hiver avec le diable (15)
"La compassion, le deuil, la consolation aux abandonnées, l'attendrissement aux bébés , tous les sentiments élevés et communs aux petites gens, aucun n'est pour lui, il doit éviter, sinon c'est faiblesse et ruine financière .
Et trahison de ses serments à lui- même....."
Aucun ogre ne résisterait à cette douce odeur de chair fraîche. Robert pas plus qu'un autre. Il en fermerait la paupière de volupté à l'instant où il respire la note aigrelette du lait maternel, le piquant du savon de Marseille et, dessous, la touche enivrante, cruelle, sueur et sang, des accouchements triomphants. Oh, ça sent le bébé, le bébé couvé d'amour, le plus beau bébé du monde !
Et que les mémoires cessent de bégayer, que les yeux de tous demeurent grands ouverts sans ciller. Ces intermittences de certains jours, certaines nuits, ces moments de plaies débridées, de sacs vidés, de roi nu, de vérités enfin dites, où on tranche dans le vif, où il se sentira lié aux autres, pas à tortiller, tout ça reste gravé, même avec des mots pompeux à vomir.
Il espère parler d'Alsace, qu'Hortense se livre. Elle a écouté la radio, le récit de la première journée d'audience, apprend à Robert que la famille Pottecher s'occupe du théâtre du peuple à Bussang, que ... [Frédéric Pottecher tenait la chronique judiciaire du procès d'Oradour pour la RTF. Son oncle Maurice a fondé en 1895 le Théâtre du Peuple à Bussang dans les Vosges, théâtre en bois en pleine nature, classé Monument historique et qui est toujours en activité]
(spéciale dédicace pour Astrid, la "reine du Bussang"...)
Le lendemain, samedi, oui samedi, l'enterrement des Verheyden, sans cérémonie religieuse, dans une demi-neige de confettis qui tombe avec une sorte de mépris sur le cimetière d'Erquignies, a des allures de toile de Courbet, d'enterrement à Ornans. La référence traverse l'esprit de Robert, il a un remords rapide de s'échapper dans une érudition facile et s'absout tout de suite, la culture n'est jamais un crime. Tout le village est à la débandade, chapeau bas parmi les tombes, les vaillantes, arrogantes, et les vioques, les édentées, les éventrées, les sans noms, les concessions réputées abandonnées, avec cet écriteau dessus, blanc à liséré noir comme un faire-part anniversaire, ou un panneau "A vendre". [...] Et ainsi, sur l'absence, la disparition, se resserre le tissu vivant, humain, d'un village, au moins pendant cette promenade funèbre.
Robert rit presque de lui-même, de sa réplique d'opérette, si Hortense l'entendait, avec leur relation de cinéma, elle dirait tu vois, dire qu'on s'aime suffit à faire venir le sentiment, va te faire voir, Hortense :
- Même menteuses il faut croire les femmes.
Maintenant les mais d'Hortense, celles de Robert, à plat sur la table de la cuisine, se touchent presque, comme leurs genoux. Et leurs yeux ne se quittent pas. Hortense a son air de statue, de star du muet, Robert oublie sa propre laideur. Un moment; peut-être des minutes entières, ils restent ainsi, et Robert dit, sa voix de badinage, presque à contretemps d'une respiration :
- La vérité, c'est quoi cette comédie ?
- De ?
- Que je suis le père de Roland.
Pierre et Henri sont là au creux des silences, ils sont l’ombre des vivants d’ici, on ne prononce pas leur nom, ils sont les sacrifiés, la part des dieux affamés, et Robert pense à Antigone, la pièce de Sophocle, où Ismène reproche à sa sœur d’avoir le sang chaud pour des choses froides, des cadavres, comme si les morts n’étaient pas ce qui légitime ou condamne notre vie. (p. 361.)
Les guerres, les anciennes qu’on croit terminées, tous les combattants morts depuis des siècles, les deux conflits mondiaux et ceux d’aujourd’hui, en Indochine, en Corée, ouvrent depuis toujours les portes sur la part d’ombre de chacun d’entre nous et on ne peut plus les refermer, empêcher le mal de venir en pleine lumière. (p. 333.)
A cette heure, la matinée est entamée à peine sur l’horizon comme un coin de rideau relevé par le vent et on sent pourtant déjà que ce jour-là est plus grand que les autres, les riquiqui, ratatinés de routine. Non, celui-ci est gros, le ventre plein d’heures distendues par le chaos immense de l’univers et par celui, pas moins moche, d’Erquignies-en-Ferrain. Il en sera encore d’autres, avant la fin février, étirés, ouverts comme des gouffres du temps, où les conduites cruelles d’aujourd’hui, l’oubli de toute dignité humaine, s’ajoutent au limon fertile d’une décennie de violence, de siècles, même, de barbarie ininterrompue. (p. 320.)