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Critique de Rodin_Marcel


Racine Jean – "Bérénice" – Folio classique, 2012 (ISBN 978-2070445790)

Cette pièce date de 1670, elle est représentée après « Britannicus » et en diffère profondément. En effet, comme Racine le précise lui-même dans sa préface : «Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort du goût des anciens». Contrairement à ses oeuvres précédentes, il n'y a donc quasiment aucune action ici : pas de morts, pas de combats sanglants, pas d'épées flamboyantes. Titus et Bérénice s'aiment d'un amour profond et partagé, mais l'accession au trône impérial contraint Titus à devoir choisir entre sa passion (privée) et sa charge (publique).

Phénice (vers 292-296)
« Titus n'a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux,
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine.
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine. »
Rome demande « un choix digne d'elle et de vous » (vers 418)

Titus réfléchit longuement et choisit la charge publique : (vers 451-454)
« Bérénice a longtemps balancé la victoire.
Et si je penche enfin du côté de ma gloire,
Crois qu'il m'en a coûté, pour vaincre tant d'amour,
Des combats dont mon coeur saignera plus d'un jour. »

Et son conseiller Paulin lui répond (vers 497-498)
« Et qu'un héros vainqueur de tant de nations
Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions. »

Titus ne capitule pas facilement (vers 719-722)
« […] Plaignez ma grandeur importune.
Maître de l'univers je règle sa fortune.
Je puis faire les rois, je puis les déposer.
Cependant de mon coeur je ne puis disposer. »

Réponse de Bérénice à Titus (vers 1071-1072)
« Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre
Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ? »

Bérénice finira elle aussi par accepter ce sacrifice, puisqu'elle aussi est souveraine et connaît les obligations d'une reine que Titus lui rappelle (vers 1045-1060) :
« N'accablez point, Madame, un prince malheureux ;
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois
M'a fait de mon devoir reconnaître la voix.
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,
Et d'un oeil que la gloire et la raison éclaire,
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon coeur.
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre sa faiblesse,
À retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse.
Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
Et que tout l'univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d'un empereur, et les pleurs d'une reine. »

Puis, vers 1102 : « Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. »
Enfin, Titus (vers 1172-1174)
« Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ? »
Titus également (vers 1403-1406)
« Vous-même rougiriez de ma lâche conduite.
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour. »

Racine transpose sur l'époque romaine les attitudes de sa propre époque, celle de la noblesse aristocratique : l'individu appartient à sa caste, il en porte la renommée, la grandeur (à l'époque, on appelle cela "la gloire", le sens du mot ayant depuis beaucoup varié), il en subit les conséquences ; plus encore, il se doit de respecter les us et coutumes qu'il est censé incarner.
Pas ou très peu d'action donc, mais pour autant une descente rigoureuse dans les abîmes du sentiment, de la passion amoureuse, à la lumière du Jansénisme qui imprégna la jeunesse de l'auteur. C'est le Racine de la langue du regret, de la tristesse, voire du désespoir. Les personnages principaux s'expriment le plus souvent en longues tirades déploratrices, ce qui nous vaut des vers parmi les plus marquants et les plus beaux du Racine peut-être désabusé (voir citations)…

Evidemment, cette pièce est devenue quasiment incompréhensible à notre époque proclamant la supériorité de l'individu hédoniste et la négation la plus radicale du moindre respect de la morale publique ou des usages dorénavant ringardisés. Avec l'avènement d'un Président d'une abyssale médiocrité, le populo stupéfait a même vu la fonction déchoir jusqu'à la pantalonnade de boulevard, s'abîmant dans un «merci pour ce moment», abaissant la plus haute fonction de la République au niveau des égouts dans lesquels pataugent nos "élites" réduites au rang de "peoples" depuis vilaine lurette.
Peut-on encore lire et comprendre Racine ?

Il y a dans cette pièce des instants magiques, des mots qui toujours trouveront un écho chez toute personne ayant aimé, comme par exemple Titus (vers 541-546)
« Enfin tout ce qu'Amour a de noeuds plus puissants,
Doux reproches, transports sans cesse renaissants,
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois. »

Ou encore, Bérénice (vers 1113-1116)
« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, »
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