La chèvre noire
Peut-on imaginer ce titre comme celui d'un roman familial ?
Livré comme une musique intérieure, il délivre en bottes rouges, en clé qui raye le frigo, … les bras sur le fauteuil ne sont pas consolation. Les mots éclaboussent à faire des trous dans les plis de la peau. Loin. Profond. Tard. Tard dans la nuit de la vie.
L'écriture de
François Rannou se respire, se soupire, se touche, s'apprend.
Peut-on dire d'une écriture qu'elle est impressionniste ?
Oui, quand la couleur des mots se juxtapose entre spontanéité et sens. Ce sens qui parfois vous saute au visage, parfois vous engloutit dans les méandres de la mémoire. Votre mémoire. En lents mouvements, en stabiles à la Calder, au gré du vent de votre lecture : liberté ! Emoi et respiration. Coquelicot rouge et noir. le coeur. Coups de pinceau comme un scalpel. le velours-pulpe au bout des doigts, en teinture indélébile se trace, sur les pages, entre pouce et index; les mots lentement graves, sans que rien ne s'efface. Pulsation. Rythme.
Une suite de Bach, un Bach d'aujourd'hui qui swinguerait les battements du coeur-cymbale. Fla ! Appogiature. Anacrouse. Les doigts s'enroulent sur la baguette. Sur un fil électrique, équilibre, des pattes d'oiseau se dessinent sur le fil de la portée imaginée. Phrasé musical en chair.
Dans la constellation du Cocher, les yeux perdus dans le ciel,
la chèvre noire est une double étoile lumineuse. Il suffit de lever le nez et regarder la mer, en va-et-vient de bourrasques, la vie vous fouette plus fort que le vent, chargée de sable et de galets, les larmes du silence couleront en dedans.
Petite chèvre noire aux cheveux mouillés, résistante aux sortilèges, femme engrossée, terre féconde, telle une créature diabolique, Amalthée.
« L'église, ça forge des remords, des vices, et des solitudes coupables » p34.
Il faut - parfois - puiser sa respiration au milieu des accélérations, apaiser le tempo qui s'emballe, tant les vagues tourbillonnent, vous mènent sur la grève, comme un poisson sans eau, amoureux d'un oiseau. Larmes invisibles, d'une rive à l'autre, parce que vous auriez oublié le regard de l'enfant devenu grand, « quitter le lit d'un saut d'oiseau » p59.
Du rire à la folie, image du supplice. Attaché nu sur la roue, la langue rappeuse de la chèvre aux rectangles pupillaires, sous la plante des pieds, apprendre à se tenir debout. A l'envers. Contre tous.
"Quoi de plus concret
que la mort
Quoi de plus abstrait? a écrit A. Saâdi
L'entendez vous le rubato, ce libre arbitre que sait préserver F. Rannou?
« Oh oui, me laisser haler le long du courant, glisser , comme on s'évanouit, dans les plis de tulle que l'eau du fleuve exhalerait en une respiration continue se mêlant à mon haleine » p75.
La mère. La pluie. Les pieds nus. de l'autre côté du jardin. Une maison jaune. le plaisir à tâtons.
Une incertitude à flot, une tête d'épingle « (un roman) ramené ici à une tête de jivaro incandescente qui brûle à froid » nous indique la 4éme de couverture