Citations sur Conspiration du réel (12)
LA CONSPIRATION DU RÉEL
J’aimerais m’embarquer
dans la douceur de ce large
sans nom, sans destination
Rouleur d’éternité
nulle escale
voyager en solitaire
en prendre plein les embruns
Un ressac de présent concentré
bout au vent
fumer l’horizon jusqu’à ce point fixe
cette lueur qui pique les yeux
où convergent mes dernières forces vives
Saisir cette brèche
résister un bon coup
contre ce sel qui s’accroche à mes basques
me ronge au talon d’Achille
Abattre les voiles
me dresser face au réel
déjouer cette conspiration
les proches, les envieux, les faux-amis
Fureur contre ce siècle qui monnaye le temps
contre la houle qui fige mon sang
ma jeunesse pétrifiée
coule à pic
Dans un dernier sursaut de bon sens
je me glisse par le hublot grand ouvert
le repos du marin enfin
cette peur panique du noir, primale
sauvé par le spectacle d’un poisson-lanterne
Je sais maintenant où jeter l’ancre
sans peur
dans les bas-fonds
où les courants murmurent une dernière fois
avant de définitivement se taire
c’est d’ici
que je regarderai les bateaux passer
sans jamais plus s’arrêter
(pp. 66-67)
DE LÀ-HAUT
Tout paraît plus cocasse
et en même temps
la proximité du ciel
rajoute une couche de gravité
Les fenêtres ne reflètent rien
si ce n’est un grand soleil éclaté
Je le recompose comme je peux
je plonge mes mains dans cette argile
mais rien à faire
toutes les histoires me filent entre les doigts
quand elles ne racontent pas la même chose
Des guetteurs qui cheminent le long des quais
à l’affût d’un itinéraire commun
Ils se cognent sans se reconnaître
et parfois, sous des lampadaires
certains prennent la pose
feignent l’isolement volontaire
avant que le petit jour ne révèle leur misère
De retour au pub
un long sanglot traverse Dublin
rien ne peut plus l’arrêter
même pas les rares étreintes à l’aveuglette
(p. 21)
Avant-propos
Plus de courant
plus de divertissement
des natures mortes ici et là
ça grouille dans tous les coins
l’angoisse sur une corde à linge
l’ennui
le rien
Je saisis mon briquet
la flamme s’étire lentement
se prosterne devant mon ombre orgueilleuse
la pièce est prise de délires
on ne peut plus l’arrêter
La Camera obscura
se déploie par-delà ma rétine
Je dois absolument calligraphier dans l'urgence
en simple exécutant
je suis le passeur
des non-civilisations à venir
Une vieille plume traîne dans un tiroir
un peu de salive
de l’encre injectée
et la voici qui exulte
qui pénètre la page
s’incurve dans sa blancheur
Image du monde inversée
frustrations
souvenir d’une existence
entièrement déréglée
par la lumière bleutée des algorithmes
Dépendance volatile
altération de tout
du Je
Un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes
relié aux quatre coins du monde
à rejouer sans cesse les mêmes notes privées de musique
jusqu’à cette libération honteuse
Retour à cet anonymat définitif
Quand soudain
d’autres sons grignotent la piste
des gémissements de l’aube
un beat orchestré
dont mes oreilles serviles
ne pouvaient plus s’émouvoir
avant ce Black-out passager
terreurs nocturnes providentielles
Je prête l’oreille à l’inconnu
J’entends l’appel
Les mains jointes vers le portrait du jeune poète
et dans un dernier mantra de jazz
je tourne sur moi-même comme un derviche
pour que l’on scelle enfin la connexion mystique
J’aimerais tellement en être
que les mots coulent comme une étreinte
que la vie s’y consume
Un nouveau croyant
à genoux devant la fulgurance du verbe
que je souhaite égale à la grâce des feux-follets
ces âmes persécutées
hurlant dans les caves
pour qu’on les libère
À mon tour de prier
retour à la bougie
Que sa lueur ne faiblisse
avant que mon pouvoir
ne s’obscurcisse
que ma médiocrité
ne soit révélée
qu’à la lumière du jour enfin ressuscitée
(pp. 11-13)
POUR QUI PARLE LE POÈTE ?
Où est-il celui qui parlait le langage des astres ?
Celui capable de réformer le monde
ou de l’embraser d’un souffle acide
de l’enrouler d’un bon mot
jusqu’à l’implosion des sens
de faire de tout ce qui était
cendres incandescentes
Où es-tu ?
Toi le dernier Nadir
fais-nous entendre ta voix
tu ne peux plus t’adresser qu’à une poignée
tu dois parler à tous
Descends de ton Zénith
de ta copieuse bibliothèque
Reviens-nous d’Abyssinie
de l’or autour de la taille
Distribue tes trésors au peuple
accompagne-les dans leur retraite
Mais il est peut-être déjà trop tard
Car voici venu le temps des nombrilistes
des briseurs de rêves
Dans ta silencieuse fureur
tu nous as tourné le dos à tous
sans distinction aucune
Ton verbe est à présent inaudible
Ta race est devenue la triste risée des puissants
Invente donc un nouveau langage
Libère-nous des mères abusives
Des costumes étriqués
Embarque-nous dans tes soirs bleus d’été
Fais de chaque vision
notre éternité
Reviens-nous
Toi l’enfant
Le voyant
Le dernier mendiant
(pp. 62-63)
BUCAREST
Sur tes trottoirs enduits de poudre
des séraphins ivres se laissent aller
jeûnent à coup de temps mort
de petits compromis fumeux dans l'amnésie du soir
Ici, on s'arrange comme on peut avec les trocs
à l'ombre des blocs
les journées se grignotent
se recrachent aussitôt
Sur tes boulevards, les volants
à coup d'aigreurs bureaucratiques
basculent. Klaxon contre klaxon
les mouettes mitraillent le sol
Tout s'étiole lentement
les ancêtres en file indienne
se prosternent devant le pope
un cierge allumé au nom des exilés
Les gloires statufiées veillent au grain
sur tes planches éventrées
boyaux et viscères du faste d'antan
la vie s'accroche à des relents de beauté
Des cratères sur le pavé
les gamins improvisent
à saute-mouton pieds nus
et hop, dans ton énorme gueule
Dans l'impasse, l'herbe gangrène le béton
un vaste portail mauresque
des résidus de lumière pendus aux fenêtres
les Mille et une Nuits dans un trompe-l'œil
Tout ici appelle aux souvenirs
on glisse sur toi en reconnaissant seulement des bribes
en fulminant sur un ailleurs
dans l'impossibilité, pourtant, de te fuir
(pp. 32-33)
LA SIESTE
J’ouvre les yeux un peu troubles du songe
La rumeur du jour pique à vif
Kaléidoscope rétinien
D’ombres roumaines striées de veines
Passage du noir au rouge
Puis les piaillements amis
Le cahot des charrettes
Et les bâtards qui leur courent après
Des voix familières dans la cloison
Nomment sans le brusquer le dormeur
L’appel en doux murmures suivis d’éclats de rire
Se lever avant que le lit ne me ramène définitivement
A cette torpeur molletonnée de l’entre-soi
Le soleil qui se pose sur un coin de fraîcheur
Une invite, une promesse renouvelée
Aucune urgence
Le monde m’attend
Me recoucher
Le faire languir encore un peu
(p. 24)
LA PIERRE TOMBALE
Je retrouve ces murets en feu
myriades de petites taches d’ombre et de lumière
y jouent à la marelle des lézards bariolés
le clocher grandiloquent
est toujours à sa place
entre le ciel et des auréoles de pins
Perché au sommet du village
contrefort surmonté d’une grande croix
de grottes où les plus hardis copulent
où les enfants jouent aux adultes
le cimetière en escalier
amène un brin de gravité
surtout le grincement de son terrible portail
Car ici rien ne perdure
tout est mouvement
d’une fécondité pérenne
balayé par de courtes saisons
le soleil rancunier
ne laisse que peu de place à l’entracte hivernal
La jeunesse de tous les pays afflue
shorts et casquettes dans un patchwork décalé
les gamins courent entre les pierres tombales
indifférents aux inscriptions carbonisées
aux supplications des veuves éplorées
Les vieilles les dévisagent d’un sale air
avant de sourire aux soutanes
et l’arbre comme un long mât
prêt à se jeter dans le Lot
Un patronyme retient mon attention
des générations au coude-à-coude
le souvenir de la voix étranglée de mon père
athée convaincu
et sa prière en murmure
La photo jaunie d’un homme lui ressemblant
je suis toujours incapable de nommer toutes les fleurs
pot-pourri sans odeur
son visage ne me dit rien non plus
seul le goût de l’Aneth me revient
une intuition soudaine
l’éternité pour me familiariser avec sa moustache
(pp. 35-36)
EN TRAVAILLANT LA TERRE
Le vieux est là
Muet comme une souche
Il attend que le nuage passe
Ses outils sont comme des promesses
Un supplément de force
Malgré les années
Chaque muscle est à sa place
Pour faucher, bêcher, ratisser
Je regarde ma main
Pas un pli
La finesse des doigts qui ne trompe pas
Elle n’a donc servi à rien
Le vieux ne me le dit pas
Trop brave
Sa poigne montre l’exemple
Mes pas deviennent les siens
Je suis vite à la traîne
Sans un mot
Le voilà qui porte deux fois plus que moi
J’ai vu la ville de près
ses fulgurances
Ses éclats mystiques
Ses passions au rabais
Rastignac du pauvre
J’ai croisé le fer avec elle
Ne blessant que moi-même
Le vieux n’a rien vu lui
Aucune lutte
Une simple ligne d’horizon
Des remparts de forêts sous un ciel vide
Il ne goûtera jamais à l’ennui qui élève
Aux délices de la foule
Son champ sera sa seule ivresse
Compagne sans reproche
Et pourtant lui en a palpé de la terre
Sué pour la rendre fertile
Son nom restera une empreinte
Que laisserai-je dans le bitume ?
Des projets froissés
Des rêves léthargiques…
Au loin je vois des tours
Les murs se rapprochent
Que restera-t-il du vieux
Quand même les arbres alentour seront maigres comme mes dix doigts ?
Grégory Rateau, Conspiration du réel
DU SOLEIL
Déglutitions
fureur liquide
l’image obsédante du criminel au fond de son potage
et cette vieille bique au regard mort
du sol au plafond l’odeur contagieuse
solitude malsaine, aigreur de pierre
c’est elle qui avait fait le vide autour d’elle
qui d’autre ?
elle lui en voulait de ne pas la désirer
cette misère, son héritage
de vouloir s’enfuir très loin
des pigeonniers glauques
des puits frigides, hermétiques au soleil
car c’est de lumière dont il a besoin
d’un trop plein indigeste
jusqu’à l’insolation s’il le faut
pourvu qu’il s’enivre de paysages
qu’il finisse raide avant la tombée du soir
alors, étendu nu sous son vieil arbre
il s’imagine déjà soulevé sur son trône de paille
de l’or noir jusqu’au fond des veines
mais la dernière feuille lui tombe sur le râble
la piqûre du froid en rappel
le potage l’attend
l’hiver maternel
Grégory Rateau, Conspiration du réel
ÎLES D’ARAN
Surdité de la roche
enseigne érodée
un phare dans une lucarne
les sanglots de la mer en ricochets
glissent sur le silence des buveurs
une pinte, deux pintes…
molle continuité
Calfeutrée devant la cheminée
la vieille remet une tourbe
claquant sa langue à chaque crépitement
un gros nuage orphelin rejoint le troupeau
éclaircie virale
la lumière mousse drue
Les mêmes gueules d’échoués
dans le miroir éventré
l’écho de la mer jusqu’à la nausée
les filets roulés aux pieds
du sel au coin des yeux
Un naufrage de mémoires
Grégory Rateau
Conspiration du réel (Unicité)