La nuit

Si on imagine qu'une nuit toutes les étoiles s'écroulent, je veux dire qu'elles tombent dans je ne sais quel ogre de puits, si on imagine ce qu'il reste ensuite, eh bien cela doit ressembler à ce château, une sorte de trou nocturne plein de désespoir, avec pourtant quelques formes de vie qui se débattent encore dans l'ombre.

Les gens sont comme les grands tableaux, on n'en finit pas de faire des découvertes en les regardant.

Le monde est peuplé de solitudes, mais elles parviennent toujours à s'unir les unes aux autres, ne serait-ce que par accidents, malentendus, heurts, mensonges...

Tout autour de moi dansaient les grands animaux des nuits, tous ensemble nous tournions, et tout en balançant mon corps d'avant en arrière je leur disais baleines noires au fond des mers sans lune, la lune a des écailles de poisson d'or dans un poêlon d'étain, grands animaux des nuits nichés au creux du creux de mon ventre de faim, il y a des trous dans les étoiles et mes cheveux s'en vont, plantes, lianes, rivières, et les bayous de la Louisiane dans le souffle éreintant des saxophones, bêtes des nuits solaires, tambour tendus aux pauplières du ciel... Les mots sortaient tout seuls de ma bouche, colliers de perles enroulés dans ma gorge, et les bêtes de la nuit riaient, ululaient, rugissaient, et le chant, le chant des baleines, me faisait mourir de plaisir. Alors je suis tombée à quatre pattes, et j'ai juré mon amour à la nuit, qui me chevauchait.

C'était juste à cause de la nuit, aurait dit Stanislas, à cause de la langue noire de la nuit qui vous avale et vous emporte dans son océan de mauvais rêves. (...) ne sais-tu pas que la nuit, nous ne sommes plus nous-mêmes? Que la nuit nous chasse de nous pour pénétrer dans nos corps, et les transformer en jouets dans son théâtre d'ombres, qui n'existe pas? Qui n'existe pas? Ne sais-tu pas que l'océan lui-même fait de mauvais rêves, qu'il engloutit des navires et dévore des vies, et que le soleil pourtant se lève sur des mers d'huile où tout est effacé? Ne sais-tu pas qu'il faut tout oublier de la nuit?

Tout le temps que ça a duré avec Léon, je n'ai rien fait, je suis restée toute souple et toute légère entre ses mains de colosse, une poupée de chiffon, une femme, une enfant, une pâte de chair tendre, et moi je le laissais faire, tout, comme si rien n'allait jamais prendre fin.

J'ai eu une violente envie de mourir, ou de vivre, car je voyais soudain avec une netteté absolue que c'était la même chose.

J'ai grandi dans un monde qui traversait la nuit. Nous devons tous vivre avec ce fardeau. La lâcheté… Quand on a vu l'horreur de la plaie, on veut croire qu'elle n'a pas existé, ou qu'elle est désormais cicatrisée. Mais la plaie reste là, inguérissable, et continue de s'ouvrir à tout moment. Vous ne guérirez jamais.

La nuit lentement ouvre ses paupières, l'aube va paraître. Au milieu de l'iris clair du jour, le trou noir de la pupille poursuivra sa veille, dernier cercle de la nuit.

Aux murs pendaient des tableaux mornes, paysages, portraits, pesamment encadrés, comme autant de regards morts sous des paupières lourdes. Dès que je les regardais plus d'un instant, dans le halo jaune et tremblotant du chandelier, toutes ces vieilles croûtes devenaient les yeux chassieux des murs, des yeux de morts vivants, et on pouvait s'attendre à voir sortir des vers partout de la tapisserie.