L'Homme-dé

Amis hommes, attention. Il y a des questions qui peuvent recevoir n'importe quelle réponse sauf l'hésitation. Par exemple, « Tu m'aimes ? » n'est pas une question, mais quelque chose de conçu comme un stimulus, dans la séquence stimulus-réponse : « Tu m'aimes ?- Oh, mon amour, je t'aime tant. » « As-tu couché avec elle ? » appelle une réponse immédiate par oui ou par non ; la moindre hésitation implique la culpabilité. « As-tu fait des expériences avec d'autres femmes ? » exigeait pour réponse immédiate : « Oui, bien sûr, ma chérie, et ça m'a rendu plus proche de toi que jamais. » Ce qui eût provoqué des larmes, des claques, des injures, de la répulsion, et finalement curiosité et réconciliation. Au lieu de cela, l'hésitation...

Les jours passent, mon lecteur. Les semaines aussi. Comme j’ai bien mauvaise mémoire et que je n’ai pas tenu de journal à l’époque dont il va être maintenant question, la succession précise d’événements n’est pas plus claire dans mon esprit que dans ces pages. Les dés ne m’ont commandé d’écrire mon autobiographie que près de trois ans après ma découverte ; la valeur historique de mes faits et gestes n’était donc pas alors évidente pour moi.
D’autre part, il est probable que ma mémoire infidèle et sélective ne retienne que le plus important. Peut-être confère-t-elle à ma vie hasardeuse une structure qui s’estomperait si je me souvenais de tout. Supposons donc que ce que j’oublie est a priori insignifiant et, de même, que ce que je me rappelle est capital. Ce ne sera peut-être pas l’impression générale, mais on a ainsi une théorie commode de l’autobiographie. Et puis, si l’enchaînement des chapitres ou des scènes vous paraît particulièrement illogique, attribuez le soit à l’arbitraire de ma mémoire, soit au hasard de la chute d’un dé. Cela rend notre itinéraire plus psychédélique.
Dans mon évolution vers une hasardisation totale, ce qui se passa le 2 janvier 1969 à une heure du matin est le premier événement notable que je trouve maintenant à rapporter.
Je décidai de commencer la nouvelle année (je démarre toujours lentement) en confiant aux dés le soin de décider de mon destin à long terme.

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Le sexe m’ennuie. J’ai fait l’amour avec un nombre illimité d’hommes, de femmes et d’enfants de tous les calibres, j’ai eu des pénis et tous autres objets de forme appropriée dans tous mes orifices, dans toutes les positions et combinaisons possibles, et le sexe est barbant.

- Le jeu de l’homme dé se déroule comme ça : on inscrit six choses qu’on veut faire et ensuite on secoue un dé pour voir laquelle on fait.
- Hein ?
- Ou bien on écrit les noms de six personnes qu’on voudrait être et alors on agite un dé pour voir laquelle on va être.
Lawrence et Evie regardèrent fixement leur père, abasourdis par l’énormité de sa perversion.
- Ok, fit Lawrence.
- Moi aussi, fit Evie.

C’est la façon dont un être humain choisit de se limiter qui détermine son personnage. Un homme sans habitudes, sans cohérence, sans rationalité dans son raisonnement, qui ne se répète pas, donc ne s’ennuie pas, n’est pas humain. Il est fou.

Monsieur, la dé-thérapie propose aux patients de former des décisions en jetant les dés. Notre but est de détruire la personnalité. Nous voulons créer à la place une personnalité multiple : un individu incohérent, instable et de plus en plus schizoïde.

-Tu viens de me décrire avec un luxe de détails les symptômes classiques de la schizophrénie : multiplicité des moi, détachement, alternance d'exaltation et de dépression : faut-il que je te félicite ?
-Mais le schizophrène se scinde et devient multiple contre sa volonté; il aspire à l'unité.
Quant à moi, j'ai consciemment créé un état schizophrénique.

Les rapports charnels sans le consentement du partenaire, quoi qu'il puissent représenter par ailleurs, sont un bon exercice physique, ainsi qu'une variante significative en comparaison de la normalité de relations conjugales.
Mais comme plaisir ça a ses limites.
Quant à moi, je fus si dérangé cette nuit là par les égratignures, les morsures et les cris, sans compter que je me demandais si l'on pouvait arrêter quelqu'un pour avoir violé sa propre femme (et alors est-ce que ça allait chercher du côté des peines criminelles ou simplement délictuelles, que je me dois d'avertir mes lecteurs mâles : bien que ce soit tactiquement excitant, pour le plaisir il vaut mieux encore mieux passer la nuit tranquillement, et tout seul, avec un bouquin porno.

Arrête. Tout le monde sauf Jake est convaincu que tu es en train de te désintégrer. Il n'y a plus que lui qui a confiance ...
Mon hypothèse est que ...
Arrête. Tes amis t'ont protégé tant qu'ils ont pu. Maintenant, ou bien tu redeviens l'ancien Luke Rhinehart, ou bien ta carrière de psychiatre est terminée.

Espèce d'idiot, dit-il. Ce monde est un asile de fous, où les tueurs se baladent en liberté, avec les tortionnaires, les dépravés, les sadiques morbides qui sont à la tête de l'Eglise, de la société et de l'Etat. Le monde pourrait être différent, il pourrait être meilleur, et vous, vous restez assis sur votre gros cul et jetez les dés.