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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
On aimerait parfois savoir de quelle manière un roman né de l'imaginaire, de l'envie de distraire, devient ainsi une oeuvre tourmentée jusqu'au malaise.
C'est le cas de ce roman-feuilleton qui lança en 1875 une mode qui perdura quelques décennies, celle de révéler les intrigues sentimentales et sexuelles de ces créatures perverses et fascinantes que sont… les Parisiennes.
« Les Amoureuses de Paris » furent suivies (de près) par « Les Damnées de Paris » (de Jules Mary) et par « Les Possédées de Paris » (de Georges de la Bruyère), et sans doute de quelques autres du même genre, peut-être plus originaux quant à leurs titres.
Cette frange du roman populaire entretint le mythe de la femme parisienne, dont le bon goût, l'élégance et les amours tonitruantes et teintées de scandales et de vengeance, intéressèrent particulièrement, on s'en doute, des lectrices de province, qui, par curiosité malsaine ou par envie inavouable, aimaient à imaginer la lointaine capitale comme une moderne Babylone où des femmes sensuelles et autoritaires menaient une vie trépidante, totalement hors de portée des épicières de Besançon ou des concierges de Chateauroux.
On rit évidemment beaucoup aujourd'hui de ces romans de moeurs parisiennes d'une confondante naïveté, à commencer par celle qui supposait une très grande influence à quelques femmes entretenues dans une capitale qui en comptait plusieurs dizaines de milliers, et dont les conquêtes les plus prestigieuses n'étaient, le plus souvent, guère célibataires, ce qui amenait ces maîtresses avides à se montrer particulièrement discrètes. On mélangeait ainsi l'influence déjà plus réaliste des salonnières – souvent de moeurs plus ordinaires - avec celle, supposée et romanesque des « Dames aux Camélias », et après tout, cela avait le mérite, au moins sur le plan historique et socioculturel, de fixer pour la postérité les rêveries des ménagères de la jeune IIIème République.
« Les Amoureuses de Paris », et les ouvrages qui s'en sont inspiré, se voulaient des drames déchirants. Aujourd'hui, ils sont surtout amusants ou déconcertants, car l'intention caricaturale des auteurs, qui connaissaient bien l'âme féminine et son plaisir trouble à se sentir offusquée, est beaucoup plus apparente et, au regard de l'Histoire, il n'est pas difficile de mesurer à quel point ces portraits abondamment lus de libertines et de femmes fatales, entretenues et puissamment désirées, ont influencé la génération suivante des garçonnes d'il y a un siècle.
Pourtant, à la base, ce roman est né d'une initiative incongrue, celle d'Émile Mugnot de Lyden, homme de lettres bonapartiste et proche de Napoléon III. Ancien professeur de français, nommé dans l'Yonne, il sut se faire dans sa jeunesse un puissant réseau de connaissances qui lui fut bien utile lors de la chute du Second Empire. Tandis que nombre de familiers de l'Empereur se voyaient ostracisés et avaient bien du mal à publier leurs romans ou leurs écrits, Émile Mugnot de Lyden se fit prudemment oublier loin de Paris, en devenant rédacteur-en-chef et/ou collaborateur occasionnel de nombreux petits journaux de province. Se faisant des amis partout, grâce à des articles sans doute peu onéreux pour les directeurs de presse, du fait de sa fortune personnelle, Émile Mugnot de Lyden assura habilement ses arrières, et parvint même à faire jouer à Paris quelques pièces de théâtre qu'il avait écrit sous le pseudonyme de Paul Max.
« Les Amoureuses de Paris » fut le premier roman qu'il signa de son vrai nom depuis plus de quinze ans. Comment y est-il venu ? Mystère… La mode du roman-feuilleton était alors florissante dans la presse. Un feuilleton ne demandait pas tellement plus de travail qu'une série d'articles, et pouvait attirer un lectorat très vaste, qui allait bien au-delà des lecteurs habituels des journaux. Seulement, peu formé à ce genre populaire, conscient peut-être de ne pas être un graphomane frénétique, il s'associa avec un futur expert du roman-feuilleton, rencontré probablement dans le milieu journalistique : Émile Richebourg.
En 1875, Richebourg avait déjà derrière lui quelques mélodrames populaires, mais de proportions raisonnables, publiés en feuilletons dans « Le Petit Journal », puis en volumes chez Dentu. « Les Amoureuses de Paris » fut sa première expérience dans un roman-fleuve, encore que l'écrivain ne semble avoir été ici qu'un simple rédacteur au service d'un scénariste qui, en tous points de vue, ne lui ressemblait en rien.
En effet, sur le plan professionnel, si cette association de deux talents complémentaires pouvait se comprendre, il est difficile d'en saisir le contexte sur le plan humain. Émile Mugnot de Lyden était, on l'a dit, un bonapartiste. Son roman témoigne d'une sincère admiration pour les grandes familles de la monarchie. Il est viscéralement antirépublicain, nostalgique de l'Ancien Régime, puritain, cynique, hautain et profondément misogyne.
Au contraire, Émile Richebourg, plus jeune que lui d'une quinzaine d'années, était un fervent républicain, volontiers populiste, qui ne portait pas la noblesse dans son coeur. La plupart de ses romans postérieurs mettent en scène des gens d'extraction modeste, dont la réussite sociale, quand elle est effective, n'est due qu'à un laborieux travail pour de justes causes. Richebourg était aussi un humaniste, qui croyait fermement en la bonté humaine, et vantait souvent le bon sens, le courage et l'abnégation des ouvriers et des gens du terroir, tout en évitant autant que possible l'éloge du clergé ou de la religion. Enfin, c'était un écrivain qui respectait et aimait passionnément les femmes, lesquelles sont souvent au coeur de ses romans.
Comment deux hommes aussi différents ont-ils pu écrire en commun, pendant deux ans, un roman aussi énorme ? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais toujours est-il qu'en dépit du succès plébiscité des « Amoureuses de Paris », réimprimé ponctuellement jusqu'en 1898, les deux Émile ne retravaillèrent jamais ensemble. Il est vrai que « Les Amoureuses de Paris » a de quoi surprendre les amateurs d'Émile Richebourg, tant les idées exprimées ici vont totalement à l'encontre de celles que l'on trouvera plus tard dans son oeuvre.
Initialement, « Les Amoureuses de Paris » se voulait le titre d'une série d'ouvrages reprenant les mêmes personnages, et dont seuls deux volumes ont vu le jour : « La Belle Impéria » (1875-1876, publié en volume en 1877) et « Ange et Démon » (1876-1877, publié en volume tardivement en 1880). Lors du transfert de Richebourg de Dentu chez Jules Rouff, en 1883, ce dernier republia en format géant, illustré par le talentueux Alexandre Ferdinandus, ces deux volumes sous le titre unique : « Les Amoureuses de Paris ». 
Plusieurs intrigues se croisent dans « La Belle Impéria » autour de femmes puissantes et fortunées qui ont une vengeance amoureuse ou haineuse à consommer : Impéria d'abord, compagne de l'aristocrate décadent Gaston de Rostang, et qui délaissée par ce dernier, se prend d'une passion désespérée pour le meilleur ami de Gaston, le vicomte Marcel de Brogni, homme aussi droit et vertueux que Gaston de Rostang est pervers et corrompu. Mais le vicomte de Brogni a un secret : il héberge une jeune femme chez lui, Zitella, une jeune soprano, qui est en réalité sa fille adoptive, une orpheline sauvée de justesse d'une bande de voyous alors qu'elle était enfant. Impéria, néanmoins, prend connaissance de son existence et décide de supprimer celle qu'elle suppose être une rivale.
Or, non seulement, ce n'est pas une rivale, mais c'est en réalité sa demi-soeur. Zitella (qui s'appelait d'abord Néra) est en fait la fille jadis enlevée d'un aventurier brésilien, le marquis de Varendez, qui, avant d'avoir cette fille, avait séduit l'épouse d'un voyou parisien, Pierre Terrassin, dit La Pratique, laquelle avait accouché de la petite Jeanne Terrassin, devenue bien des années plus tard  la cruelle séductrice Impéria.
De son côté, Gaston de Rostang se prend d'une passion folle pour une jeune ouvrière, Louise Maubert, fille d'une famille très pauvre qu'honore de sa charité la Comtesse de Rostang, mère de Gaston.
Celui-ci menace de faire jeter les Maubert à la rue si Louise ne lui cède pas. Pauvre mais vertueuse, Louise accepte de devenir la maîtresse attitrée de Gaston seulement s'il lui offre une nouvelle identité. Elle devient donc une autre "Impéria" sous le pseudonyme de Cista de Hautefort, après avoir sacrifié à une mise en scène laissant penser à sa famille qu'elle s'est suicidée en se jetant dans la Seine. Et oui, c'est ainsi, Louise préfère que sa famille la suppose morte plutôt que débauchée…
Mais pourtant, Cista n'est pas vraiment une débauchée, même si elle en joue le rôle. Entretenue par Gaston, elle parvient à le persuader qu'il doit la mériter avant de consommer leur union, ce qui est avant tout pour elle une façon de se venger de Gaston, en le ruinant et en le poussant au désespoir et au suicide. D'ailleurs, elle y parviendra presque.
Enfin, il y a la meilleure amie de la comtesse de Rostang, une religieuse qui se fait appeler Soeur Madeleine, et qui est en réalité la vicomtesse Fernande d'Agghiera, de noblesse italienne, jadis violée par un criminel réfugié en France, Bartholomeo. Fernande a un frère, Marcel d'Agghierra, qui n'est autre que Marcel de Brogni. Tous deux ont pris une fausse identité pour retrouver et châtier le violeur en série, réfugié à Paris, mais celui-ci a justement repéré une nouvelle victime à enlever et à déshonorer : Zitella, la propre fille de Marcel, qu'il guette à l'Opéra.
Il y a également bien d'autres personnages satellites, et on imagine aisément toutes les interactions possibles avec un tel « dramatis personae » : les quiproquos, les rebondissements, les tentatives de meurtres, les pièges sournois, et surtout, les disputes à couteaux tirés, entre tous ces personnages torturés et revanchards.
« Les Amoureuses de Paris » sont ici les seules véritables fautives, celles qui sont à l'origine de tous les problèmes : des grandes amoureuses rejetées, violées, humiliées ou abandonnées, qui ont plus d'orgueil que de cervelle, et qui provoquent le malheur des autres en cherchant à se venger. En tête de ces coupables, Impéria et Cista, deux fausses grandes dames d'origine ouvrière. le message ici est clair : les femmes doivent à rester à leur place, et les pauvres dans leur mouise, sinon ils font le malheur des braves gens, c'est-à-dire des nobles…
À noter qu'après s'être longuement répandus sur la perversité de ces femmes égoïstes et corrompues, les auteurs nous feront finalement assister au mariage du vicomte Marcel de Brogni avec… Zitella, sa fille adoptive. Et bien oui ! Adoptive donc ce n'est pas de l'inceste, même si Marcel l'a élevée depuis sa plus tendre enfance…
Chacun voit la morale là où ça l'intéresse, n'est-ce pas ?…
La deuxième partie, « Ange et Démon », est à la fois moins fielleuse, moins mortifère et beaucoup plus amusante. Trois ans après les faits rapportés dans la première partie, les Rostang et les d'Aghierra (qui n'ont plus à se cacher sous le nom de Brogni depuis la mort de Bartholomeo, dévoré vif par des chiens) se sont conjointement installés dans un château de Bretagne. Ils y ont sympathisé avec la noblesse locale, mais aussi avec le médecin du canton, le docteur Parnell, et ses deux filles jumelles, Régine et Réginette.
Parnell garde le secret sur l'identité de leur mère, mais le lecteur saura tout : il s'agit en réalité de Jeanne Terrassin, la fameuse Impéria, qui a violemment péri à la fin du premier volume, et que finalement, les auteurs ressuscitent par un tour de passe-passe. Impéria, ayant échappé à la mort, songe alors à ses deux jumelles qu'elle avait abandonnées à leur père, et va s'efforcer de les retrouver.
Cista de Hautefort, redevenue Louise Maubert, s'est faite à son tour religieuse sous le nom de Soeur Marthe (N'y a-t-il donc que des libertines repenties dans les carmels ?), simplement pour se punir du mal qu'elle a fait à la famille de Rostang. Reconnaissante, la Comtesse de Rostang décide de faire venir en Bretagne sa petite soeur, Marie Maubert, pour lui donner une éducation et la marier à une jeune homme du coin. Mais quand Gaston de Rostang, revenu d'un long repos dans un monastère, rejoint sa mère en Bretagne, il y rencontre Marie Maubert, portrait craché de Louise.
Que croyez-vous qu'il advienne, d'autant plus que Marie n'a pas la vertu de sa grande soeur et ne demande pas mieux qu'à coucher pour réussir ? Et tant qu'on y est, pourquoi ne pas épouser un comte et devenir comtesse, elle aussi ?
Gaston et Marie deviennent amants, et s'enfuient ensemble pour Paris, au grand dam de la Comtesse qui en fait une attaque !
Reste les deux jumelles à marier. Mais si la douce Réginette se fiance bien vite avec un baronnet benêt avec lequel elle part vite s'installer dans un beau quartier de Paris, Régine, en revanche, ne veut pas du fiancé minable qu'on lui propose, et, jalouse de sa soeur, décide de la détruire.
C'est en effet la digne fille d'Impéria : elle est ambitieuse, cruelle et rancunière. Régine séduit un dandy aventureux des environs, monte à Paris et se proclame héritière d'Impéria. Elle convoque les anciennes amies de sa mère avec laquelle elle fonde une entité complotiste appelée « le Comité des Blondes ». Ces femmes vont l'aider à réaliser son plan diabolique : se faire passer pour sa soeur Réginette et coucher avec tous les hommes de Paris, afin de détruire sa réputation et la pousser au suicide.
Une seule personne pourra empêcher cela : Impéria, que tout le monde croit morte, et qui va sauver Régine de la damnation dans laquelle elle-même est tombée. Mais hélas pour elles, elles seront rattrapées par le docteur Parnell, bien décidé à tuer sa fille indigne pour préserver le bonheur de son autre jumelle…
Bien que remuant les mêmes idées misogynes et malsaines (les deux femmes corrompues sont, encore une fois, des jeunes filles pauvres plongées dans un milieu mondain et aristocratique), « Ange et Démon » se veut moins brutal, et assume plus volontiers son côté parodique et volontairement "hénaurme". le changement de ton entre les deux parties indique probablement la mainmise progressive d'Émile Richebourg sur son roman. On reconnaît d'ailleurs bien plus le style habituel de Richebourg dans cette deuxième partie.
N'en faisons pas mystère, « Les Amoureuses de Paris » est un roman singulièrement dépassé, tant par son mépris affiché du bas-peuple que par le caractère difficilement compréhensible, d enos jours, des questions d'honneur, de respectabilité, de hiérarchie sociale et de vertu chrétienne sur lesquelles s'appuient les différentes intrigues. On mesure bien plus, dans ce roman que dans beaucoup d'autres du même genre, le caractère étriqué et la fermeture d'esprit durant les débuts encore difficiles de la Belle-Époque.
En même temps, « Les Amoureuses de Paris » reste saisissant et même passionnant par tout ce qu'il exprime d'intemporel en matière de rancoeur, de haine, de rancune et de chagrin. On y trouve une crudité, une cruauté et une complaisance dans le sanguinaire qui nous apparaissent encore tout à fait modernes.
Rarement dans un roman-feuilleton, la haine aura autant servi de moteur à la quasi-totalité des personnages, tantôt condamnée, tantôt justifiée. le contraste en est d'autant plus prononcé avec tout ce que ce roman peut avoir de désuet, c'est-à-dire sa morale, et ce qu'il peut présenter de positif.
À l'époque, « Les Amoureuses de Paris » fut sans doute perçu comme un mélodrame tragique. Aujourd'hui, son rythme nerveux, la tension brutale et belliqueuse des situations, la haine exacerbée ressassée dans les dialogues, en font une oeuvre terriblement paranoïaque, qui procure un malaise d'autant plus grand qu'elle est finalement assez proche dans l'esprit de certains délires qu'on peut lire aujourd'hui sur les réseaux sociaux. 
« Les Amoureuses de Paris » demeure cependant un récit imaginatif, très réussi sur le plan de la narration; très virtuose même, malgré quelques grosses ficelles, sur la manière dont les intrigues s'entrecroisent et se nourrissent mutuellement. Mais ce roman a le caractère particulier - et unique en son genre, je crois - de paraître souvent profondément déplaisant, à la fois par ce qu'il exprime de désuet et par ce qu'il exprime d'intemporel, pour ne pas dire de terriblement actuel.
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Impéria la releva.
- Oui, oui, dit-elle, je te pardonne tout, tu entends ? Tout... Viens, viens, ma fille, partons ! Quitte cette maison maudite ! Nous irons loin, bien loin et nous oublierons...
- Ah ! Vraiment, vous oublierez ? dit tout à coup une voix terrible; mais moi je n'oublierai pas, je ne veux pas oublier !
Impéria poussa un cri d'épouvante.
Elle tourna la tête et vit Patrick Parnell, qui venait d'entrer dans le boudoir le visage pâle, le regard sombre.
Elle vit aussi derrière Patrick sir Richard, non moins pâle et non moins sombre.
Grâce au désarroi qui régnait dans l'hôtel, les deux hommes avaient pu arriver jusqu'au boudoir sans que le bruit de leurs pas, amorti par les tapis, ait été entendu des deux femmes.
Impéria se sentit saisie de frayeur.
Elle se redressa brusquement et recula jusqu'à la muraille, en entraînant sa fille.
Régine tremblait de tous ses membres.
- N'aie pas peur, lui dit Impéria, n'aie pas peur, je suis là.
Elle cherchait à rassurer Régine; mais elle-même était épouvantée, tant le regard de Patrick était sinistre.
Régine sentait qu'elle était devant un juge, un juge implacable.
Il y eut un moment de silence.
Instinctivement, Impéria se rapprochait de la porte.
Patrick devina l'intention de la mère; il passa rapidement de l'autre côté du canapé et se plaça devant la porte qu'Impéria cherchait à atteindre.
Alors la mère fit appel à toute son énergie.
L'amour maternel dont elle éprouvait depuis quelque temps l'heureuse influence lui rendit tout son courage et la fit forte et résolue.
- Enfin, que voulez-vous ? demanda-t-elle à Patrick.
- Je veux ma fille, ma fille qui m'a déshonoré !
- Elle se repent et j'ai pardonné.
- Vous avez pardonné, vous ? Et de quel droit ?
- Je suis sa mère !
- Vous êtes sa mère ! Depuis quand ?
- Oh ! Je sais ce que vous allez me dire... Je mérite tous vos reproches, monsieur, et vous ne m'en ferez jamais d'aussi durs que ceux que je me suis adressés moi-même, que ceux que j'ai déjà essuyés...
Patrick haussa les épaules.
- Oui, continua Impéria, oui, j'ai été coupable, oui, j'ai été une mauvaise mère, comme j'ai été une mauvaise femme; mais je ne suis plus ce que j'ai été... Enfin, monsieur, je vous le répète, j'ai pardonné à ma fille.
- Au fait, oui, vous avez raison, cette misérable est bien votre fille, répliqua Patrick, car elle a tous vos vices; comme vous elle est vile, infâme... Votre sang ne pouvait mentir.
- Vous oubliez l'autre...
- Je n'oublie rien; oui, l'autre est un ange. Du même tronc sont sorties deux branches, l'une chargée de fleurs embaumées, l'autre de fleurs empoisonnées. Eh bien, il faut qu'une seule de ces branches vive, la première. Réginette doit grandir, Régine doit disparaître.
- Nous irons nous cacher dans une retraite ignorée.
- Vous en sortiriez un jour pour notre malheur et notre honte à tous. Je veux que le venin soit détruit.
- Ah ! Je sais ce que vous voulez, la tuer, n'est-ce pas ?
- C'est ma fille !
- C'est la mienne !
- Vous n'avez aucun droit sur elle.
- Je suis sa mère, je suis sa mère !
- Prouvez-le donc !
- Je le crierai si haut qu'on me croira.
- Vous avez la loi contre vous, je l'ai pour moi... Allons, laissez-moi emmener cette fille.
- Pour la tuer, bourreau !
- Je suis un justicier.
Sir Richard restait impassible; mais, peu à peu, il s'était rapproché de Régine.
- Vous, justicier ! s'écria Impéria, vous n'êtes qu'un bourreau ! Vous voulez tuer ma fille !
- C'est mon droit !
- Je la défendrai !
- Seul, je suis juge de mon honneur. Allons, éloignez-vous..
- Non! Non !
- Je suis le père !
Et Patrick fit deux pas en avant pour saisir la jeune fille.
Alors, le regard plein de flammes, Impéria se plaça devant Parnell.
- Voyons, monsieur, lui dit-elle d'une voix suppliante, faites comme moi, pardonnez !
- Jamais !
- C'est votre dernier mot ?
- Je suis le père !
- Ah ! Ah ! fit Impéria avec un accent singulier, c'est votre titre de père que vous invoquez ?
- Oui.
- Eh bien, tant pis pour vous, c'est vous qui l'aurez voulu... Ce titre de père, monsieur, vous ne l'avez pas.
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire que vous n'êtes pas le père de mes filles.
- Hein ! fit Patrick en sursautant.
- Non, non, non, vous n'êtes pas leur père... Je vous ai trompé; j'étais enceinte d'un autre. Est-ce que vous ne vous rappelez pas que les enfants sont venues à sept mois ?
- C'est vrai, murmura Patrick devenu livide..
- Etes-vous convaincu, maintenant ?
- Non. Vous me dites cela pour sauver cette misérable.
- Eh bien, monsieur, sur la tête de Réginette, je vous jure que je dis la vérité.
- Alors, qui donc est le père ?
- Moi ! répondit sir Richard d'une voix vibrante.
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Le surlendemain, à sept heures du soir, après avoir donné congé à tout son monde, Julie exceptée, Régine fit prévenir Pied-de-Fer qu'il eût à laisser monter chez elle, sans leur demander leur nom, les dames qui se présenteraient en demandant « l'héritière ».
C'est ainsi que Régine avait signé ses lettres.
À neuf heures un quart, six femmes étaient introduites dans le boudoir de la fille d'Impéria.
À cette époque, on s'occupait beaucoup à Paris et dans les journaux légers d'une réunion de femmes que l'on désignait sous cette appellation singulière : « Le Comité des Blondes ».
C'était, disait-on, une association ingénieuse dont la coquetterie était l'âme, et qui avait la prétention de donner et même d'imposer le ton au monde des salons, des théâtres, comme au monde des boudoirs.
Toutefois, ce « Comité des Blondes » n'existait qu'à l'état de mystère, d'énigme, comme le Conseil des Dix à Venise au temps des doges, comme la Junte secrète sous Charles VII d'Espagne, avec cette différence, cependant, que « Le Comité des Blondes » n'inspirait aucune terreur et n'éveillait qu'un sentiment : le désir d'y être admis.
Or, circonstance bizarre, les six femmes que Régine avait conviées et qui répondaient à son appel étaient blondes.
Ces six têtes représentaient la gamme complète du blond dans ses principales nuances, depuis le blond doux et tendre du lin, le blond de l'épi mur, le blond de la Marguerite de Goethe, jusqu'au blond ardent qui ressemble à l'or filé, ce blond si cher aux femmes vénitiennes immortalisées par le pinceau de Titien.
Celui qui aurait vu ces six femmes blondes réunies n'eût pas manqué de voir en elles une délégation du « Comité des Blondes » envoyée vers Régine.
Chaque visiteuse était arrivée seule.
À l'exception d'une, qui portait une élégante toilette de soirée, toutes les autres avaient des vêtements de couleur sombre, et le visage couvert d'un voile épais.
Julie, grave et solennelle comme une impératrice, avait reçu ces dames, sans leur demander leur nom, et les avait successivement introduites dans le boudoir de sa maîtresse.
Ces six femmes se connaissaient-elles ?
On n'aurait pu le dire; car, discrètement, elles s'examinaient et gardaient une réserve silencieuse. Elles avaient l'air contraint, étonné, inquiet; il était facile de deviner qu'elles étaient là parce qu'elles avaient obéi à un ordre.
Au bout de cinq minutes d'attente, après l'entrée de la dernière arrivée, les portières du boudoir se soulevèrent et Régine parut.
Elle était vêtue de noir; mais le velours de son corsage entrouvert faisait valoir la blancheur nacrée de ses épaules et de sa poitrine admirablement modelées.
Le regard était hautain, l'attitude impérieuse.
Tous les yeux se tournèrent vers elle avec une curiosité anxieuse. Aucune des blondes ne connaissait l'héritière.
Régine les salua avec courtoisie et dit :
- Mesdames, je vous remercie de votre exactitude, au nom de Mme Impéria dont je suis l'héritière.
- Vous, madame ? fit une des invitées.
- Oui, moi. Je suis la fille de Mme Impéria ou, si vous le préférez, de Jeanne Terrassin.
- Rien ne nous le prouve, répliqua la même invitée.
- Je vous le dis et cela doit vous suffire, riposta Régine d'un ton sec. Mais il m'est indifférent que vous le croyiez ou non. J'ai entre mes mains des papiers qui, dans tous les cas, ne vous laisseront aucun doute sur ma qualité d'héritière de Mme Impéria. Mais vous paraissez étonnées de vous trouver ainsi rassemblées; je comprends, chacune de vous croyait se trouver seule avec moi.
- Certainement, répondit une femme visant à l'élégance, mais vêtue sans goût, sans cela...
- Achevez donc votre phrase.
- Eh bien ! je ne serais pas venue.
Régine toisa dédaigneusement son interlocutrice.
- Vous êtes mademoiselle Amélie, n'est-ce pas ? fit-elle.
- Oui, mademoiselle, je suis Mlle Amélie.
- Je vous ai reconnue à l'accent aigre de votre voix et surtout à la façon dont vous êtes habillée. Ainsi, mademoiselle Amélie. vous ne seriez pas venue... Je comprends, je comprends : ce sont les soins que vous donnez à vos élèves qui vous eussent retenue... C'est que vous veillez sur vos élèves avec une touchante sollicitude, mademoiselle Amélie.
L'institutrice devint blême; mais elle ne répondit pas.
- Moi, je serais venue ici quand même, dit la femme en toilette de bal; si vous m'avez rappelé le service que Mme Impéria m'a rendu, c'est que vous avez besoin de moi. Je dois trop à votre mère, mademoiselle, pour ne pas me souvenir. Les grandes dames, mes bonnes amies, m'eussent laissé rouler dans l'abîme. Impéria m'a sauvée. Je lui ai dit que je n'oublierais jamais ce qu'elle avait fait pour moi. Si l'heure de payer ma dette est venue, me voici.
Celle qui venait de parler était une petite femme jeune encore, au teint pâle, aux yeux noirs, ce qui donnait à sa physionomie de blonde un cachet d'originalité tout à fait séduisant.
Elle s'était exprimée avec feu, et son regard résolu ne permettait pas de douter de la sincérité de ses paroles.
- Je vous remercie de tout mon cœur, madame, répondit Régine; ma mère avait raison de compter sur vous.
- Mais sur moi aussi ! s'écrièrent en même temps les autres femmes.
- Et la preuve, ajouta Mme Amélie, c'est que je suis ici au risque de me compromettre.
- Vous, mademoiselle, répliqua Régine, je suis sûre que vous êtes venue comme un chien qu'on fouette.
- Oh !
- Ne protestez point, les notes de ma mère sont précises. Mais vous êtes venue, c'est l'essentiel.
Melle Amélie, que Régine traitait si durement, était une grande fille assez jolie, mais minaudière, et qui gâtait ses avantages physiques par des allures prétentieuses insupportables. Son nez pointu, ses lèvres minces n'annonçaient ni la douceur, ni la franchise.
- Quant à moi, s'empressa de dire une grosse femme, dont les manières vulgaires contrastaient avec la richesse de son vêtement, je serais venue plutôt sur la tête, foi de femme Maréchal.
- Ah ! fit Régine en souriant, c'est vous qui êtes madame Maréchal ?
- Pour vous servir, mademoiselle.
- Mesdames, reprit Régine, si vous ne la connaissez pas, je vous présente Mme Maréchal, une femme précieuse; elle vend de tout et achète de tout. C'est une marchande à la toilette des mieux achalandées... Marchandises neuves et d'occasion, robes de hasard et vertus au rabais.
La marchande grimaça un sourire.
- Et vous, madame, dit Régine, s'adressant à une toute mignonne créature, qui semblait ne pas avoir plus de vingt-deux ans, quelle est votre pensée ?
Celle-ci, qui était très modestement vêtue, et qui se tenait dans son coin immobile, humble, timide, silencieuse, répondit :
- J'ai peur, mademoiselle.
- Pourquoi ?
- Si Étienne savait que je suis ici, que dirait-il ? Que supposerait-il ?
- Que vous vous occupez avec ces dames d'une œuvre de bienfaisance.
- Et puis qu'allez-vous me demander ?
- Bah ! Ne tremblez pas d'avance; ce sera moins difficile que de mettre un enfant au monde.
- Vous êtes cruelle, mademoiselle, répondit la peureuse en essuyant une larme.
- Et vous, madame Crésus, avez-vous peur aussi ? demanda Régine, en s'adressant à sa voisine de droite, dont le regard rayonnait d'orgueil.
- J'attends, répondit sèchement l'interpellée.
- Mademoiselle, dit alors la sixième femme blonde d'un ton délibéré, ne nous faites pas poser plus longtemps. Il est clair que vous avez quelque chose à exiger de nous, ce qui vaut mieux que la reconnaissance que nous devions à votre mère. Vous nous tenez, je le reconnais, parce que vous avez une arme contre nous.
Il y eut deux ou trois protestations.
- Laissez-moi donc parler !... Au fond du cœur, plus ou moins, nous détestons en ce moment mademoiselle l'héritière.
- Parlez pour vous, fit l'institutrice.
- Vous, ma belle, s'il ne fallait que votre voix pour nous débarrasser de notre créancière par délégation...
- Dites par héritage, madame, interrompit Régine.
- Par héritage, si vous voulez; mais un héritage n'est pas autre chose qu'une délégation de la mort.
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Hortense, la comédienne à la mode, devait son surnom de Princesse qu'elle ne portait pas trop mal, du reste, à un rôle qu'elle avait créé avec un immense succès.
Amusante et spirituelle à force d'audace, Hortense avait toujours un mot prêt pour enlever le morceau.
On citait ses réparties.
Questionnée un jour sur la mission de la femme sur la terre, elle répondit par ces mots qui devinrent sa devise comme ils résumaient déjà sa règle de conduite :
- User, ruser, muser !
C'était une excellente fille, du reste, ayant, comme on dit, le cœur sur la main, ce qui faisait qu'elle le laissait souvent échapper.
Pendant un instant, Régine était restée silencieuse, ayant l'air de réfléchir. Enfin elle fit signe qu'elle allait parler.
Les six femmes se rapprochèrent et se disposèrent à écouter avec attention.
- Mesdames, dit Régine, comme la célèbre Impéria, comme moi vous appartenez toutes, à divers titres, il est vrai, à la grande tribu des Amoureuses de Paris.
- Tribu des mieux civilisées, répliqua la chanteuse d'opérettes, qui ne savait pas se taire.
- Dans l'histoire de chacune de vous, l'amour a joué un rôle important.
- L'amour ou ce qui lui ressemble, crut devoir rectifier la jeune femme en toilette de soirée.
- Oh ! C'est souvent la même chose, ajouta la comédienne, et presque toujours l'air vaut mieux que la chanson.
- Entre la galanterie et l'amour, je ne vois guère de différence, dit celle qu'on appellait Mme Crésus parce qu'elle était la femme d'un riche financier.
- Pardon, riposta Hortense, la galanterie n'est que la fausse monnaie de l'amour.
- Oui, fit la baronne de Placy, la jeune femme élégante, et la loi ne punit pas les contrefacteurs.
- Au contraire, soupira l'institutrice.
- Voyons, mesdames, reprit Régine, si vous vous mettez à faire de l'esprit, vous ne sortirez plus d'ici. Je reprends. Puisque nous sommes de la même tribu, nous nous devons une mutuelle assistance.
- Oui, une assurance mutuelle contre les sots et les fats, dit la baronne de Placy avec vivacité.
- Au capital de vos beaux yeux, madame, dit Hortense.
- Et avec le plaisir pour dividende, ajouta Mme Maréchal.
- Mesdames, vous êtes incorrigibles ! s'écria Régine. Je me résume...
- Enfin ! fit l'institutrice.
- Au nom de ma mère je viens vous demander votre concours.
- Dans une affaire d'argent ? interrogea la femme du banquier.
- Non.
- Une affaire d'amour alors ?
- Où est la différence ? demanda la marchande à la toilette.
- Vous m'avez volé mon mot, chère madame Maréchal ! s'écria Hortense. Vous le porterez en compte.
- Tout amour est une affaire, dit Régine.
- Oh ! Madame ! protesta timidement l'ouvrière.
- Ma chère, dit la Maréchal, toutes les théories sur l'amour se résument en ces deux mots : recevoir et prendre !
- Enfin, reprit Régine, voulez-vous m'écouter ?
- Nous écoutons.
- Je veux me venger d'une rivale.
Ces paroles de Régine furent suivies d'un profond silence.
Il fut rompu par la comédienne, qui dit :
- Prenez garde, mademoiselle; à ce jeu-là, votre mère, qui était cependant une rude femme, a perdu plusieurs parties.
- Je profiterai de ses fautes pour ne pas échouer comme elle.
- Enfin, cela vous regarde. Mais vous ne nous dites point ce que vous voulez de nous.
Régine, alors, expliqua aux six femmes ce qu'elle voulait, et ce qu'elle voulait était si monstrueux que les objections abondèrent.
- Mais elle est votre sœur ! exclama Hortense.
- Mais elle ne vous a fait aucun mal ! s'écria la baronne.
- Mais c'est tout simplement une infamie que vous exigez de nous ! fit la banquière.
- Je ne vous demande pas votre avis, mais votre concours, répliqua Régine.
- Quel âge avez-vous, mademoiselle ? demanda Mme de Placy.
- Dix-sept ans. Mais en quoi mon âge peut-il vous intéresser ?
- Hélas ! Que je vous plains ! répondit la baronne.
- Pourquoi me plaignez-vous, madame ?
- Parce que n'ayant pas encore souffert, vous voilà déjà mauvaise.
- Eh ! Madame, répliqua Régine avec hauteur, trêve de remontrances !
- Permettez, mademoiselle, riposta la baronne avec fermeté, vous ne sauriez avoir la prétention de nous empêcher de discuter; vous nous demandez notre concours; nous devons examiner, avant tout, si nous pouvons, si nous devons vous le donner.
- Vous oubliez, madame, que je l'exige, ce concours.
- Non, je n'oublie pas. Mais voyons; vous haïssez votre sœur; je veux bien admettre cette inimitié que ne justifient pas complètement à nos yeux vos espérances déçues; mais pourquoi vouloir vous attaquer aussi à Léonie de Rostang, aujourd'hui Mme d'Ormesson ? Pourquoi lui vouloir du mal ?
- Oui, pourquoi ? appuya Hortense.
- Vous êtes trop curieuses, mesdames... Quand ma mère vous a obligées elle ne vous a pas fait de questions indiscrètes. Imitez donc sa réserve et ne songez qu'à vous acquitter de votre dette.
- Madame, dit l'ouvrière, en prenant la main de Régine, je vous en supplie, permettez-moi de respecter Mme d'Ormesson.
Régine regarda froidement la jeune femme, haussa les épaules et retira sa main sans répondre.
- Et quand nous vous aurons servie de notre mieux, serons-nous libres ? demanda l'institutrice.
- Entièrement libres, répondit Régine.
- Bien sûr, là, bien sûr ? insista la Maréchal.
- Que je réussisse ou non, je vous promets que vous n'aurez plus rien à craindre ni l'une ni l'autre. Le dossier des Amoureuses de Paris sera brûlé devant vous.
- Alors, c'est bien, fit la femme du banquier.
- Mais pas de trahison.
- Ce n'est pas notre intérêt, répondit Mme Crésus.
Le moment de se séparer était venu.
Hortense salua Régine.
La marchande à la toilette lui tendit sa grosse main rouge.
L'institutrice lui fit une révérence cérémonieuse, accompagnée d'un sourire hypocrite.
La femme du banquier salua d'un mouvement de tête presque dédaigneux.
Fanny, l'ouvrière, leva sur elle un regard qui était une prière.
Régine y répondit par un mouvement d'irritation.
La baronne était devenue grave et triste; un peu de contrainte se lisait dans ses yeux.
- J'aurai besoin de vous revoir, dit-elle à Régine.
Celle-ci fixa sur la baronne un regard étonné, presque inquiet.
- Quand vous voudrez, répondit-elle.
Les six femmes se retirèrent.
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Si Impéria eût douté encore, la lettre du consul lui eût donné une certitude.
- Cette lettre n'est pas assez précise pour m'éclairer complètement, dit-elle; avant de me réjouir, il est utile que je voie celui que je crois être mon parent.
- Rien ne s'y oppose; vous pourrez même lui parler en tête-à-tête; il n'y a à cela aucun danger, ni pour lui ni pour vous. Je vais vous faire conduire près de lui, ajouta le docteur en agitant le cordon d'une sonnette.
- Je vous remercie de votre extrême obligeance, monsieur, reprit Impéria. Puis-je vous adresser encore une question ?
- Certainement, madame la baronne.
- N'y a-t-il plus aucun espoir de guérir ce malheureux ?
- Madame la baronne, nous devons espérer toujours.
- Ainsi vous pensez ?...
- Il faudrait pour cela réveiller ses souvenirs, déchirer le voile épais qui lui cache le passé, éclairer la nuit qui s'est faite autour de lui. Enfin, il faudrait qu'on lui rendît cette fille, son enfant sans doute, qu'il demande et appelle sans cesse; mais existe-t-elle encore ? A-t-elle jamais existé ?
Impéria tressaillit.
- Si l'Homme aux Fleurs, comme vous l'appelez, est le parent que je cherche, il avait une fille de cinq ans, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; mais qu'est-elle devenue ? Dieu seul sait.
Un domestique parut.
- Vous allez conduire madame près de l'Homme aux Fleurs, lui dit le docteur.
Impéria se leva, tendit sa main au docteur et suivit le domestique.
Après avoir parcouru plusieurs allées du jardin, le domestique s'arrêta et, montrant à Impéria un homme à genoux devant un palmier nain, dont le feuillage s'étendait en parasol, il lui dit :
- Voilà notre malade.
- Merci, répondit Impéria.
Le domestique se retira discrètement.
Le fou semblait écouter attentivement un bruit lointain, et, d'une voix mélancolique, il murmurait :
- Néra ! Néra !
En entendant ce nom détesté, Impéria sentit un flot de sang monter à son cœur. Volontiers elle se fût précipitée vers le malheureux en lui criant :
- Moi aussi, je suis ta fille !
Mais avant de se montrer à lui, elle voulut voir son visage; elle se glissa doucement derrière des magnoliers, et, à travers les branches, elle attendit que le fou relevât la tête.
Comme il ne paraissait pas vouloir sortir de sa rêverie paternelle, la jalouse Impéria voulut essayer de faire vibrer dans ce cœur meurtri le souvenir des anciennes amours.
- Mathilde, Mathilde ! prononça-t-elle d'une voix douce et tendre.
Le fou ne changea pas de position, mais il y eut comme un frissonnement sur son corps.
Impéria recommença à l'épreuve.
- Mathilde, Mathilde Terrassin.
Cette fois, le fou éprouva une secousse plus violente et il releva brusquement la tête en disant :
- Néra ! Néra !
- Toujours elle, gronda sourdement Impéria, toujours elle !
Toutefois, en contemplant le malheureux, son front ridé, son regard éteint, ses joues creuses et pâlies, elle eut beaucoup de peine à maîtriser son émotion; néanmoins elle reconnaissait parfaitement les traits du jeune et beau cavalier dont elle avait le portrait entre les mains.
- Oui, c'est bien lui, se disait-elle, c'est bien le père de la Zitella... Il a ses yeux, sa bouche... Mais c'est aussi le mien... Ainsi, voilà mon père !
Elle interrogea son cœur pour savoir si un nouveau sentiment allait s'éveiller en elle. Son cœur resta muet.
- Et l'on parle de la voix du sang ! pensa-t-elle amèrement.
Pendant ce temps, le fou, l'oreille tendue, plongeait devant lui son regard inquiet.
Impéria, devinant l'effet produit par ses paroles, souriait cruellement. Elle résolut de provoquer une explosion décisive. D'une voix claire, vibrante et presque menaçante, elle cria :
- Néra de Varandez !
Le fou se dressa sur ses jambes tout d'une pièce et porta ses mains à son front, comme quelqu'un qui cherche à se rendre compte d'une impression extraordinaire.
- Néra de Varandez ! Néra de Varandez ! répéta-t-il d'un ton interrogateur.
- Ah ! Comme ce nom maudit l'émeut ! s'écria Impéria.
Et, s'avançant brusquement, elle se plaça devant le marquis, la main tendue, la bouche souriante.
- Monsieur le marquis de Varandez, lui dit-elle, je suis Mathilde Terrassin.
À l'appel de son nom et de son titre, le regard du malheureux parut s'animer et devint brillant; avec un mouvement superbe, il se drapa dans la houppelande qui l'enveloppait.
Puis, d'une voix pleine de fierté, il prononça ces mots :
- Yo contra todos !
"C'est la devise des Varandez", se dit Impéria; "elle se trouve gravée au bas de son portrait; mais c'est de ma mère, c'est de moi qu'il faut qu'il se souvienne" :
- Monsieur le marquis de Varandez, reprit-elle en s'approchant tout près de lui, regardez-moi... Je suis la fille de Malthilde Terrassin... Votre fille, entendez-vous !... votre fille !...
- Ma fille, c'est Néra, Néra de Varandez, répondit-il en détournant la tête.
Impéria lui saisit le bras.
- Mais je suis aussi votre fille ! exclama-t-elle avec la colère de la jalousie.
- Non, non, fit-il, ma fille, c'est Néra, Néra de Varandez !
Et il répéta avec l'exaltation de la tendresse :
- Néra ! Néra !
- Ah ! Le misérable ! hurla Impéria, ma mère est morte pour lui et il ne se souvient pas même de son nom ! Regarde-moi donc, vieillard stupide !continua-t-elle en le secouant violemment. Je suis ta fille, la fille de Mathilde...
Et par trois fois, avec colère, elle répéta :
- Mathilde ! Mathilde ! Mathilde !
Le fou regarda Impéria avec une sorte de terreur, puis, secouant la tête :
- Ma fille se nomme Néra, dit-il, je l'attends.
- Ah ! Tu l'attends, ta fille, ta Néra ! fit Impéria d'une voix sourde.
- Elle est jolie, bien jolie, ma Néra adorée; elle me ressemblait autrefois. Vous l'avez vue, vous la connaissez... Où est-elle ? Dites-le moi.
- Ah ! Tu veux savoir où elle est, ta Néra ? fit Impéria en grinçant les dents.
- Néra, ma bien-aimée Néra ! murmura le pauvre insensé.
- Eh bien, ta Néra est perdue pour toi !
Il fit un mouvement brusque en arrière en ouvrant de grands yeux effarés.
- Oui, reprit Impéria, ta Néra est perdue, tu ne la reverras jamais !
- Jamais ! répéta-t-il.
- Et c'est moi, comprends-tu ? C'est moi, ton autre fille, qui hériterai de ton nom, de ta fortune.
- Mon nom, ma fortune, répéta encore le marquis, qui commençait à percevoir le sens des mots pleins de violence qu'il entendait.
- Oui, tout, tout sera pour moi, la fille de Mathilde.
- La fille de Mathilde, murmura le vieillard en pressant sa tête dans ses mains.
- Oui, oui, poursuivit Impéria, qui prenait plaisir à tourmenter le malheureux, toute ta fortune me reviendra, car ta Néra...
- Ma Néra !
- Elle est morte ! lui cria-t-elle avec rage.
Une flamme soudaine s'alluma dans les yeux du marquis.
Sa haute taille se redressa; puis, repoussant Impéria :
- Vous mentez ! lui dit-il d'une voix forte; vous mentez !... Néra n'est pas morte; ce matin j'ai entendu sa voix, je l'ai bien reconnue, sa voix chérie... Elle m'a dit qu'elle allait venir, je l'attends.
- Je te dis qu'elle est morte et que tu ne la reverras jamais ! répliqua Impéria avec emportement.
- Vous êtes une méchante femme, reprit le marquis. Allez vous-en ! Allez vous-en, ma fille va venir !
Et, l'œil étincelant, les narines dilatées, le bras en avant, il marcha droit à Impéria, qui recula effrayée.
- Oh, oh ! murmura-t-elle d'une voix effrayée, est-ce qu'il va retrouver la raison ?
- Mais va-t'en donc ! disait le marquis en avançant toujours, menaçant et terrible.
La peur s'empara tout à fait d'Impéria, elle poussa un cri rauque et s'enfuit affolée à travers les massifs et les allées du jardin.
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Le lieutenant Darcet était, en effet, arrivé chez le comte d'Agghierra dans l'après-midi.
- Vous m'excuserez, cher monsieur Darcet, lui dit le comte en allant au-devant de lui, jusqu'à la voiture qui l'amenait, de n'être pas allé vous chercher moi-même, comme j'en avais eu d'abord l'intention; mais nous sommes en plein remue-ménage. Merci, cher monsieur, merci d'avoir bien voulu accepter l'hospitalité que la comtesse d'Agghierra est heureuse de vous offrir.
- Heureuse et honorée, monsieur, ajouta la jeune femme.
Et elle présenta sa main mignonne à l'officier, qui la pressa quelque peu à la dragonne.
Le lendemain, les hôtes du Dolmen firent une visite à leurs amis des Korrigans.
Le comte d'Agghierra présenta Emmanuel Darcet.
- Pour ceux et celles d'entre vous qui ne connaissent pas encore M. Darcet, ajouta le comte, je m'empresse de dire que c'est un homme de cœur que nos amis et moi avons en grande estime.
Le lieutenant s'inclina.
- M. d'Agghierra a bien parlé, dit la comtesse de Rostang, en tendant sa main à l'officier. M. Darcet a droit à toute notre estime et à toute notre reconnaissance, et nous sommes heureux, mon fils et moi, de lui donner ce témoignage public de nos sentiments.
Gaston prit la main de Darcet et la serra avec beaucoup de courtoisie.
Marie restait coite. Le nom de Darcet lui rappelait un ami des mauvais jours; mais le jeune homme n'éveillait en elle aucune sympathie.
Darcet paraissait fort embarrassé. Cet accueil gracieux, bienveillant, affectueux même, qui lui était fait, le flattait, sans doute, mais le gênait singulièrement.
Il se sentait dans un milieu tout nouveau, et sans l'intimider positivement, tout ce monde aux grandes manières paralysait les intentions qu'il avait de répondre à ces témoignages flatteurs.
Il ne savait que s'incliner et balbutier. Ses regards allaient de l'un à l'autre.
Tout à coup, ils s'arrêtèrent brusquement sur Marie qui, placée en pleine lumière, était rayonnante de beauté.
Un éclair d'admiration brilla dans ses yeux.
La comtesse de Rostang, qui le surveillait, se mit à sourire.
- Puisque nous sommes aux présentations, dit-elle, permettez-moi, monsieur Darcet, de vous présenter Mlle Marie Maubert. Elle n'est pas une inconnue pour vous; mais après l'avoir vue enfant, vous la retrouvez jeune fille. La chrysalide est devenue papillon, le bouton est devenu fleur.
Emmanuel resta muet. Ce n'était pas seulement la transformation de Marie qui le stupéfiait, c'était sa présence au milieu de tout ce monde d'élite.
La sœur de Cista patronnée par la mère du comte de Rostang, cela le confondait.
La comtesse crut qu'il était ébloui.
Il l'était, en effet; mais, en même temps, il était surpris au delà de toute expression.
Son embarras était si grand et si visible que la comtesse d'Agghierra s'empressa de venir à son secours, en fournissant un autre sujet à la conversation.
Mme de Rostang était ravie, car elle croyait avoir remporté une première victoire.
La vérité était que l'effet de cette présentation avait été désastreux pour les projets de la vieille dame.
Marie avait été on ne peut plus désagréablement impressionnée.
D'abord, il lui avait fort déplu qu'on lui rappelât sa misère passée, en lui présentant cet ancien visiteur de la mansarde de la rue Mouffetard, qu'elle avait oublié.
Enfin le lieutenant, troupier fini, n'avait rien qui parlat en sa faveur auprès d'une jeune fille.
Trois ans passés en Afrique dans des lieux de garnison exclusivement militaires, dans les camps, sous la tente, sans autre compagnie que des soldats et des Arabes, lui avaient fait prendre, forcément et bon gré mal gré, des habitudes vulgaires.
C'est ce qui arrive parfois, même aux officiers qui ont reçu une excellente éducation.
La tournure de Darcet était hardie, mais sans élégance; il avait le geste brusque, la parole dure. Les marches forcées avaient imprimé à son corps un dandinement assez accentué.
Et ce n'était pas tout.
Outre qu'il s'exprimait gauchement, Emmanuel était devenu laid.
D'abord, il portait les cheveux taillés en brosse. Cela peut être très martial, mais pour une jeune fille ce n'est pas beau; et puis, - hélas ! -, il commençait à être chauve.
Son teint était basané par le soleil et une cicatrice honorable, mais pas belle du tout, lui coupait le visage, partant du front, au-dessus du nez, tranchant l'arcade sourcilière gauche pour venir zébrer la joue jusqu'au-dessous de l'oreille. L'œil n'était pas perdu, mais peu s'en fallait.
Le vaillant adjudant avait reçu cette blessure dans un combat corps à corps avec un Arabe; elle lui avait valu l'épaulette; mais si elle était un certificat de bravoure aux yeux des soldats, aux yeux des femmes elle était un repoussoir à l'amour.
Darcet ne se faisait pas illusion à ce sujet, et cela était certainement pour quelque chose dans sa timidité et sa gaucherie.
Malheureusement, Mme de Rostang oubliait ce qu'elle avait fait pour Marie Maubert; elle ne se rendait pas assez compte de la transformation que l'éducation, la vie du monde avaient opérée chez la jeune fille. Elle ne se souvenait plus de la nature singulièrement distinguée de la sœur aînée, que son fils avait adorée.
Elle ne voyait aucune distance entre Emmanuel Darcet et Marie Maubert.
Elle ne comparait que les origines.
Et, phénomène curieux qui prouve bien qu'en dépit de leurs protestations, les classes privilégiées subissent quand même l'influence de ce qu'on est convenu d'appeler les préjugés et que nous appellerons, nous, des affinités de race, la comtesse, qui trouvait Darcet digne de Marie, eût déclaré ridicule qu'il osât aimer Léonie de Rostang.
Elle n'admettait pas que Marie pût repousser le lieutenant, mais elle eût considéré comme un malheur que sa nièce aimât cet officier sans fortune, sans nom, dont l'avenir était forcément borné.
Elle agissait donc de bonne foi, étant absolument convaincue que ses projets étaient ceux d'un cœur généreux et qu'elle travaillait au bonheur de sa protégée comme à celui de Darcet.
Voilà, et nous avons cru devoir le bien définir, dans quelle situation d'esprit se trouvaient nos principaux personnages.
Marie et Régine s'étaient préparées pour une double chasse à courre et la comtesse de Rostang avait organisé une battue. La rabatteuse ne s'était pas montrée moins habile que les deux limières. Mais, de part et d'autre, on avait compté sans les incidents.
Le sanglier pouvait faire tête.
Le chevreuil et le faisan pouvaient échapper au tiré.
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