Les canalisations recrachent un flot de dégoût, le mien. Les toilettes vomissent ma douleur. La bouche grande ouverte, j’évacue toutes ces années passées dans le noir. Un torrent de merde. Un océan de pleurs, de cris, de nuits blanches, de manque, de vide. Ça continue de sortir de la cuvette, comme le sang coulait ce soir-là. Il y en avait partout, une rivière rouge sort des chiottes. Je vois flotter le corps de Juliette, le cancer de Jeff, le souvenir de ma nuit chez Nicolas, les bouteilles d’alcool et ma mère
couchée sur le sol de la cuisine, le cutter taché de sang et le réveil à l’hôpital, la disparition de Simon. Le dégueulis du bas de mon ventre, des questions sans réponse, de la merde qui vient me bouffer le cerveau. Je recrache le parasite. La salle de bains est inondée de mes peurs.
L’éternité, c’est chiant et c’est rien. Ce qui n’a pas de fin ne peut exister. On a besoin d’une porte, d’un mur, d’un anniversaire, d’une frontière, d’un cercueil qui marque une limite. Je crois que l’on ne réalise pas vraiment ce que le mot « rien » signifie. Notre cerveau ne peut se le représenter. Pour moi, les gens qui passent à l’acte veulent juste dormir. Une longue sieste pendant laquelle on ne souffre plus. C’est ça l’idée que je me faisais de la mort.
Et le bonheur disparaît en laissant ses petites marques sur votre visage.
Le silence rapproche quand on le comprend.
Les livres détiennent le secret de l’éternité. À bout de souffle, vers une nouvelle vie : tu avances. Les pages se tournent. Tu ne dors jamais. Les mots ne dorment pas. Leur sens te gardent en éveil, tu accomplis ton devoir. Stoïques, uniques, multiples. Les mots restent, seuls les maux changent.
Clara et Raphaël sont en cours de relaxation. Moi je ne me sentais pas bien, le mal de ventre ça marche toujours. Et Simon revenait d'un rendez-vous avec le conseiller d'orientation. Vous savez, c'est ce mec qui ne sert strictement à rien, si ce n'est à semer le trouble dans votre esprit. C'est vrai, non ? Je me rappelle en avoir vu un en seconde. Je lui ai dit que j'aimais les livres et il m'a envoyé en section scientifique. Je lui ai dit que je ne me sentais pas bien au lycée et il m'a envoyé en section scientifique. A rien, je vous jure.
J'ouvre les yeux puis les referme. Je n'ai pas envie aujourd'hui, ça m'a toujours emmerdé de vieillir. Petite, je disais aussi que je préférais mourir jeune d'un accident pour ne jamais vieillir et rester jeune éternellement. C'était l'alternative que j'avais trouvée au feu et à la vermine sous terre. Des chercheurs auraient trouvé un moyen de faire en sorte que mon corps ne se détériore jamais. Belle et jeune pour l'éternité, je m'imaginais comme Blanche-Neige dans son cercueil de verre sans les sept nains et le baiser à la fin.
Mon plan n'a pas marché. Aucun chercheur n'a trouvé de solution à mon problème et aujourd'hui c'est mon anniversaire. Je suis née il y a dix-sept ans le 22 janvier 1998 à 7h36, le jour où Bill Clinton a nié avoir eu des relations sexuelles avec Monica Levinsky. L'année de la Coupe du monde de foot, du bombardement de l'Afghanistan, et de la sortie de Titanic.
Mon grand-père s'assied en bout de table, les hommes de son côté et les femmes de l'autre. Il ne parle qu'à ses fils. Ma mère finit le rosé. Il souffre de surdité et quand ma grand-mère commence à pleurer, il éteint ses appareils. Moi aussi, j'aimerais pouvoir couper le son.
Alors je ne parle pas. Et ça ne leur plaît pas. Le silence embarrasse, il cache la tempête.
Certains dérogent à la règle de l'illusion. Ils sont montrés du doigts. Ils dérangent le beau, le normal, le rond, le simple. Déprimés, dépressifs, malades, perturbés. Moi je crois qu'ils sont simplement lucides.