Ainsi, je dédie cette partie de l'histoire à toutes celles qui sont nées, comme moi, de travers. Celles qui ont de sales prénoms, choisis par de sales parents. Des prénoms passe-partout. Des gueules passe-partout et cerveaux passe-partout. Toutes les petites vies sans importance parce qu'on leur a appris à vivre ainsi. Celles qu'on confond avec des garçons. Qui font semblant de ne pas être blessées. Qui portent des pantalons alors qu'elles rêvent de s'habiller en pute. Des putes, celles qui baissent par choix, qui pensent que c'est un métier comme un autre même si la société dit le contraire. Puis les autres. Celles qui se font taper dessus. Qui ferment leur gueule. Qui n'ont plus de dents. Plus de fierté plus d'identité juste un trou qu'on vient agrandir. Les obsédées de l'épilation, qui n'ont plus de sourcils et se les dessinent au crayon. Celles qui regrettent. Celles qui ont des crises d'acné à quarante ans. Qui n'osent pas se plaindre mais qui se sentent mal à en crever. Celles qui crèvent. De faim, de soif, de cancer, d'amour. Celles qui ne sont pas mères et qui sont montrées du doigt. Celles qui vont chez le coiffeur du village, rêvent d'élégance avec une permanente. Celles qui ne vont pas chez le coiffeur. Celles qui ont un accent, ne mentent pas, rougissent, noircissent. Celles qui foirent tout. Qui se font virer des salles de cinéma car trop bruyantes. Les vulgaires. Les hystériques. Les frigides. Celles qui pleurent en regardant le soleil se lever, qui vont se recoucher. Celles qui croient en Dieu car personne d'autre ne croit en elle. Celles qui ne croient plus en rien. Celles qui regardent les Feux de l'amour en cachette. Qui espèrent. Celles qui sont juste mamans. Juste femmes de. Juste au chômage. Juste sans diplôme. Juste caissières, vendeuses ou autre. Les métiers sans importance. Juste déprimées. En colère. Les angoissées. Celles qu'on ne comprend pas, qu'on ne cherche pas à comprendre. Celles qui seront toujours trop ou pas assez.
À toutes celles-là, qui comme moi pensaient ne rien mériter, j'offre ce chapitre de l'histoire, la preuve que les filles comme nous peuvent agir et changer sans rien renier.
Je serre ma fille contre mon cœur. Son souffle régulier. Dors, mon ange. Prends des forces. Prépares-toi à grandir. A faire des choix. Rencontrer celle que tu seras. Rester celle que tu seras. Sois exigeante, impatiente, impressionnante. N'esquive pas. Attaque. Demande toujours plus. Ne te contente pas de ce qu'il te donneront. Frotte-toi à la dureté de ce monde. Change ce monde. Va chercher. N'attends rien, de personne. Jamais rien, mon ange. Jamais dans l'ombre. Jamais exclue. Tu es née dans l'amour. Tu seras forte, brillante. Tu n'auras besoin de personne. Ma fille, dors... Prépare-toi à être merveilleuse. À être celle que je n'ai jamais été. Tu feras de grandes choses. Tu seras regardée, admirée. Ma fille, mon grand projet. Je serais derrière toi. Je resterai derrière toi.
Je sens la chaleur d’une passion qui passe son chemin. Je le regarde dormir, mon idéal. Je suis revenue sur terre. Je suis un animal qui pense. Il était question de survie. Grâce à lui, j’ai survécu. Je ne regrette rien. J’ai toujours pensé qu’il était le problème et la solution.
Je suis le problème ; je suis la solution.
Nous, l’exception.
J’enfouis ma tête dans le creux de sa nuque, inspire, caresse.
Ce n’est pas moi. Ce n’est pas lui. C’est un roman. Un écrivain invente, crée un monde, des personnages. Ce n’est pas notre monde.
Ce n’est pas moi.
Pourtant, il la trompe. Il va chez les putes. Elle n’est pas une pute. Elle est indomptable. L’argent, elle s’en fout. Elle déverse sa colère sur le monde. Sur lui. Il est une victime mais il aime cette histoire. Il est piégé mais il ferme la cage. On est toujours deux. Il est lucide. Sans elle, il s’emmerderait.
Il la quitte une fois, fait un gosse à une autre. L’autre avorte. Il est soulagé. Il se rend compte qu’elle lui manque et revient. Elle a un goût de sang.
Elle le rend dingue, il ferme toutes les portes pour ne plus l’entendre. Elle est dans sa tête. Elle est partout.
Tout fonctionne. Tout se remplace. Sauf toi. Tu ne changes pas. Tu fais du surplace. Les rides évoluent au présent. Pas dans l’avenir. Tu regardes le monde tourner, tu ne suis pas le mouvement. Les objets et les personnes te quittent. Tu ne pars pas. Tu es fidèle.
Tu es immobile.
Tu es assise sur ton lit, un manuscrit dans les mains.
Tu es glacée.
Tu tournes la dernière page.
Tu disparais.
Tu es le personnage de ce roman.
Il s’appelle L’Exception. Tu es l’exception.
Je me sens bien. Je n’ai pas vieilli en fait.
J’étais.
Je suis.
Je serai.
Les regards ne s’arrêtaient jamais sur moi. Toujours sur une autre. Je ne voulais pas être cette autre. Je ne voulais pas non plus être moi. Je laissais les choses se faire, se défaire. La vie me coulait dessus. Je pensais qu’un jour, elle me mènerait quelque part.
Au jour où j’ai rencontré M.
Je me suis intéressée au monde pour lui.
Je me suis intéressée à moi pour lui.
On avait oublié de me faire aimer les livres et la musique. On avait oublié de me faire aimer. On m’avait oubliée tout court.
Puisque personne ne m’aimait, je n’aimerais personne.
J’avais tort.
On ne reconstruira pas la femme que j’étais. Celle que je suis, celle qu’il me reste, encore inconnue, demande à être apprivoisée. Je rentre en moi. Un moi dépouillé, mutilé. J’embrasse ce moi, lui demande de me faire confiance. Ensemble nous surmonterons cette tempête.