Mais l’appétit retrouvé après ce long jeûne semblait avoir changé. Les plats envers lesquels j’avais toujours nourri une certaine répugnance affûtaient à présent ma fringale. Jusqu’ici, le mot « vagin » évoquait à mes yeux l’abîme qu’était un sexe de femme : son insondable mystère, sa mise en marche capricieuse. Mes notions rudimentaires de l’anatomie féminine, le goût saumâtre de ces plis cachés firent que j’avais peu apprécié de m’y attarder de mes lèvres ; et si une partenaire entêtée (ou plus lourde que moi) parvenait à m’imposer un cunnilingus, je bâclais la besogne. Je m’aventurais alors dans ce territoire inconnu à la façon d’un explorateur pleutre le long d’une grotte obscure, pour m’y jeter à contrecœur comme on se force à plonger dans une mer glaciale. J’effectuais à la hâte quelques manœuvres maladroites en ignorant les directives qu’on avait parfois l’outrecuidance de me lancer : « Plus haut ! Non, plus bas… A gauche, oui, non, à droite ! », pour enfin jaillir le souffle court, un poil coincé entre les dents.
Je n'ai pas encore décidé si j'allais avoir le courage de vous poster cette lettre. En tous cas il me faut vous l'écrire pour me libérer du poids qui pèse sur mon coeur.
Devoir vous côtoyer jour apres jour est un enfer. Mais je ne vis que pour ces moments là. Travailler sans relâche n'est pas difficile. Ce qui l'est, c'est cette proximité: vous frôler alors que nous penchons sur une toile, sentir votre souffle sur moi, masquer mes sentiments, feindre l'indifférence.
Je vous hais parfois pour l'emprise que vous avez sur moi. Depuis notre rencontre, je vis dans la tourmente. Je ne vois que vous. Je ne pense qu'à vous. C'est une obsession. Je vous donne mon énergie, ma foi, mon enthousiasme, et je suis comme visée de l'intérieur. Et je me déteste, je me méprise, car vous l'êtes interdit. Je n'ai pas le droit de vous aimer. Cependant, je j'aimerai toujours que vous. Vous êtes celui qui me fait avancer, qui me fait donner le meilleur de moi-même.
Tout cela vous l'ignorez. Vous n'en avez pas la moindre idée. Vous avez votre vie, votre femme, vos enfants, votre métier, vos passions, votre talent. Vous avez la maturité, l'expérience, la lucidité, tout ce qui me manque. Ma jeunesse, ma naïveté, mes faux pas ne vont pas vous toucher.
C'est pour cela que je dois rester dans l'ombre, ne jamais m'aventurer dans la lumière.
Sans doute notre bonheur me paraissait-il parfait parce que nous n'en étions encore qu'au début de notre histoire ? D'ici quelques années, peut-être allions-nous devenir un de ces couples banals rongés par l'habitude, par l'usure.
Le professeur me sourit comme à un enfant buté.
- Vous avez été transformé par la maladie, par la longue et difficile attente d'un organe. Vous avez changé de vie, ne l'oubliez pas. Je vous l'avais prédit. Il est normal que tout vous paraisse différent. Pour la première fois, vous avez pris le temps de vous ouvrir au monde. Qu'y a-t-il de surprenant à ce qu'il vous semble plus beau, ç ce que vous ressentiez des sensations inconnues ? Vous avez envie de porter du rouge, de manger autre chose, de parler, de jouir de votre nouvelle liberté. Bravo !
Mais ces sensations n'ont rien à voir avec la personnalité de votre donneur, croyez-moi. Vous avez reçu son cœur. Cet organe est à présent le vôtre. Un cœur n'a pas de mémoire.
J'ai deux fois ton âge, mais je suis comme ton enfant. Je me nourris de toi.
Je regardai ses mains. Elle portait les armes Valombra sur une chevalière à l'auriculaire gauche : la croix, l'aigle la fleur de lis. Élisabeth n'avait jamais porté mes armes, et pour cause, je n'en n'avais pas (quelles auraient été les armes Boutard... une souris ? une antenne de télévision ? un tire-bouchon ?), mais elle avait en revanche arboré le même regard meurtri que celui de Chiara, le même visage abîmé par la trahison d'un mari.
Pourquoi ma vie avait-elle changé depuis que son coeur battait dans ma poitrine?
Les bonnes femmes et les artichauts, c'est pareil. Le coeur est sous les poils !
Elle croyait à l'amour, à la tolérance, au partage, à la confiance. Entière, impulsive, tendre, elle préférait donner plutôt que recevoir. Elle aimait rire, mais elle pleurait facilement, de colère, de tristesse, d'émotion. Elle n'avait pas peur de la souffrance, de la mort, de la vieillesse.
Mêlé à la sarabande des grands boulevards, je m'adonnais avec bonheur à une nouvelle drogue : le lèche-vitrine.