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Critique de batlamb


Dans cet opuscule, le philosophe Clément Rosset s'attache à décrypter les mécanismes de l'illusion, qui reposent selon lui sur la perception erronée d'un « double » du réel. Un double par définition inexistant, car le réel se caractérise par son unicité, son « idiotie » (du grec idiotes : simple, particulier).

Cette notion de double illusoire apparaît de la façon la plus évidente dans la tradition oraculaire, dont le mythe d'Oedipe est l'exemple le plus connu : le héros grec tue son père et épouse sa mère précisément parce qu'il cherchait à conjurer ce funeste destin, prédit par l'oracle de Delphes. D'où le sentiment d'avoir été trompé. Rosset cite malicieusement l'expression enfantine : « c'est pas du jeu ! ». Il y a dans ce mythe et ses autres avatars une impression de mystification qui interpelle le philosophe et l'amène à démasquer le double du réel : si l'on se sent trompé par un événement indésirable, c'est que l'on attendait autre chose, alors que le réel n'admet pas un autre. Il s'est produit de la seule façon dont il pouvait se produire. En pensant le contraire, ne devenons-nous pas aussi aveugles qu'Oedipe ?

De fil en aiguille, c'est toute la métaphysique qui se retrouve sur le banc des accusés : on préfère un ailleurs, un au-delà, un passé ou un futur fantasmatiques, « anywhere out of the world ». Pour Rosset, l'illusion est par nature ironique, puisqu'elle accuse le réel d'être une illusion : « l'ici et maintenant » ne sont qu'un ici-bas ou un samsara. À ces chimères, Rosset oppose celles de Nerval, au point de citer intégralement le fort beau poème Delfica, dont les vers portent la trace d'un présent qui se suffit à lui-même, car il comporte tout le passé et le futur, à la manière de Nietzsche. À la fuite éperdue de la métaphysique (qui m'évoque l'image de Gogol s'épuisant à voyager vers l'Italie de ses rêves dans l'attente désespérée de l'inspiration divine pour la seconde partie de ses Âmes mortes), on peut opposer une convergence bienheureuse du temps et de l'espace. Hic et nunc, enrichis de ce qu'ils furent et de ce qu'ils seront.

Dans la dernière partie, Rosset traite le double d'un point de vue plus spécifiquement psychologique. le double reflète l'inquiétude d'être imparfait par rapport à un moi idéal. Ce double devient alors notre reflet vampirique dans le miroir, source d'une inquiétante étrangeté. Figure romantique et fantastique par excellence, le double affaiblit son sujet pour lui conférer tout son caractère tragique (renouant ainsi avec la tradition oraculaire). Qui est William Wilson, sinon l'héritier de Narcisse, tué par l'emprise d'un reflet dont il n'arrive pas à se délivrer et qui l'emporte nécessairement dans sa chute ? Clément Rosset montre que derrière l'aspect utopique dont l'affuble la tradition métaphysique, le double est en fait une phobie : la peur de ne pas exister. Et c'est cette peur qui rend le double plus fort, jusqu'à la démultiplication. Je ne peux alors m'empêcher de penser à Romain Gary et Émile Ajar, ou encore à Pessoa et à tous ses hétéronymes. Pessoa dont le nom signifie… personne. Nom et oeuvre oraculaire s'il en est, puisqu'à travers l'autre, on en reviendra au même : « je ne suis personne, absolument personne », ou encore : « pour créer, je me suis détruit ».

Soit on en finit avec le double, soit celui-ci nous finit (au sens de limitation ou de mort), puisque le réel nous ramène de force à la non-existence de son double. Constat amer, d'autant plus quand on observe la prégnance du double dans les mythes et l'imaginaire collectif. Il semble bel et bien avoir toujours accompagné la conscience humaine au point d'en devenir un élément essentiel. Envisager que celle-ci puisse s'en départir, n'est-ce pas déjà tomber dans le piège du double ?
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