T'en souviens-tu, Justina ? Tu avais rangé les chaises le long du couloir pour que les gens qui viendraient la voir puissent s'asseoir en attendant leur tour. Elles sont restées inoccupées. Ma mère est restée seule au milieu des cierges, avec son visage blême, ses dents blanches qui se montraient à peine entre ses lèvres violacées, durcies par la mort livide, ses cils désormais tranquilles et tranquille aussi son cœur. Et toi et moi, qui n'arrêtions pas de prier, sans qu'elle pût rien entendre, sans que nous pussions rien entendre, car tout se perdait dans la nuit avec le tumulte du vent. Tu as repassé sa robe noire, en empesant le col et les poignets pour que ses mains aient bel air une fois croisées sur sa poitrine morte ; sa vieille poitrine tendre sur laquelle j'ai dormi un temps, qui m'a nourrie et a palpité pour bercer mes rêves.
Personne n'est venu la voir. Ç'a été mieux ainsi. La mort ne se distribue pas comme si c'était un bien. […]
Et tes chaises sont restées inoccupées jusqu'à l'heure où nous sommes allées l'enterrer avec ces hommes à gages qui suaient sous un fardeau qui n'était pas le leur, étrangers à tout chagrin. Ils ont entouré la fosse ouverte de sable mouillé ; ils y ont descendu la bière peu à peu, avec la patience de leur métier, dans un vent qui les rafraîchissait après l'effort. Les yeux froids, indifférents, ils ont dit : « Ça fait tant. » Tu les a payés comme si tu faisais un achat quelconque, en dénouant ton mouchoir mouillé de larmes, tordu et retordu, dans lequel tu avais mis l'argent des funérailles…
Quand ils sont partis, tu t'es agenouillée à l'endroit où s'était trouvé son visage, tu as embrassé la terre et tu aurais bien pu y creuser un trou si je ne t'avais dit : « Partons, Justina, elle est ailleurs ; ici, il n'y a plus qu'une chose morte. »
Pourquoi ce souvenir si vif de tant de choses ? Pourquoi pas la mort tout simplement, et non cette musique plaintive du passé ?
- Et à propos, que devient ta mère ?
- Elle est morte, dis-je.
- Déjà morte ? Et de quoi ?
- Je ne sais pas. Peut-être de tristesse. Elle soupirait tout le temps.
- C'est mauvais ça. Chaque soupir est comme une gorgée de vie qui s'en va.
Il y a là-haut le vent et le soleil ; les nuages. Tout là-haut, au-dessus de nous, il y a le ciel bleu et, derrière lui, peut-être des chants, peut-être des voix sans pareilles... il y a l’espérance, en somme. Pour nous, malgré notre fardeau, il y a l’espérance.
— Vous, les avocats, vous avez cet avantage de pouvoir transporter partout votre patrimoine, aussi longtemps qu'on ne vous a pas fait sauter le caisson.
L'océan mouille mes chevilles et s'en va; il mouille mes genoux, mes cuisses; il enlace ma taille de son bras doux, fait le tour de mes seins, se noue à mon cou, étreint mes épaules. Alors je m'y plonge tout entière. Je me livre à lui, à son battement puissant, à sa tendre possession, sans la moindre réserve.
Rien ne dure sans fin ; nul souvenir, si intense soit-il, qui ne s'éteigne.
Le chemin allait, montait et descendait :" Il monte ou descend selon que l'on va ou que l'on vient. Pour qui va, il monte ; pour qui vient, il descend."
Il y avait des colibris. C'était la saison. On les entendait bourdonner parmi les fleurs de jasmin qui ployait sous les grappes.
«... Il y avait une lune immense au milieu du monde. Mes yeux se perdaient à te regarder. Un rayon de lune sur ton visage. Je ne me lassais pas de contempler ton image. Douce, frottée de lune, tes lèvres pleines, humides, irisées d'étoiles, ton corps dans l'eau transparente de la nuit. Susana, Susana San Juan. »