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Critique de Indosand


Cet ouvrage est un brillant essai de l'historien israélien Shlomo Sand. Critique à la fois par sa position et ses arguments, il donne d'entrée de jeu le ton en posant le postulat que la figure de l'intellectuel contemporain a-t-elle encore lieu d'exister ?

Cette réflexion ne pouvait pas mieux tomber quand justement cela faisait un petit moment que je m'interrogeais sur la figure de l'intellectuel d'aujourd'hui…et ce constat que je dressais en parcourant ma bibliothèque où j'avais élu mes auteurs et mes histoires favorites. Grave ou heureux constat, il n'y avait que des écrivains classiques et très peu de contemporains ! Mon petit panthéon perso ne contenait pas Patrick Modiano, Michel Houellebecq, ou encore Tatiana de Rosnay mais plutôt Balzac, Duras, Zweig ou Céline…Ce constat me faisant penser… mais est-ce-qu'ils y a encore aujourd'hui une pensée, une âme, un univers qui soit encore capable de me bouleverser intellectuellement au point de renier les anciens maitres ?

Est-ce-qu'un écrivain contemporain est-il capable de m'émouvoir en me jetant à la figure son style telle une claque vivante qui puisse me faire frémir et me transporter dans un ailleurs ? J'attends encore ce moment décisif qui me montrera la voie de la vraie littérature retrouvée comme j'aimerais l'entendre venir jusqu'à moi… Cette affirmation n'est pas une prétention, mais un désir profond ; un espoir de voir naître enfin un esprit éclairé qui puisse venir catalyser toutes ces valeurs perdues, sinon dissimulées. Ou est-moi qui suis aveugle pour ne pas savoir reconnaître une pépite parmi toutes celles… Oh où est donc la littérature avec un grand « l'» qui avait le monopole avant ? Je veux dire par là, une littérature dépouillée de ces parasites que sont les médias et la politique. Ainsi à la lecture de cet essai, j'aime à voir ici, à travers le défi de poser cette question polémique, les prémisses d'un plaidoyer pour défendre la figure de l'intellectuel responsable et surtout sincère envers les problèmes de son temps. Cette envie de lecteur coïncide avec, je pense, les aspirations de ce livre de Shlomo Sand qui est là pour nous faire réfléchir ensemble sur la question. Une question sérieuse qui vaut le coup, au moins d'être posée. Son analyse apparait au fil de la lecture des chapitres lucide et bien documentée.

La fin de l'intellectuel français pose en effet la question de la sacralité que l'on pose et que l'on associe à l'écrivain. En cela l'analyse de Paul Bénichou dans son « Sacre de l'écrivain », permet à posteriori de se poser encore actuellement la question de la pertinence de trouver réunis sous une même intelligence, des personnes capables de réfléchir à l'unisson sur de vrais sujets et pas seulement des romans cinématographiques ou des essais politiques surmédiatisé grâce à la position ethnarque de leurs auteurs.
Mais là où l'essai est très intéressant à lire, c‘est aussi dans la remise en cause des principes acquis avec les intellectuels du XXème siècle. Dans son avant-propos, l'auteur défie les mythes en faisant le désolant constat que les auteurs que l'on a su estimer, aduler, surenchérir même dans notre jeunesse n'ont pas été si sincères que cela avec nous…et qu'il est un temps où nous aussi nous avons grandi et où nous nous sommes réveillés en nous disant : "mais en fait, c'était un leurre, un mensonge, une mascarade ?". Alors on nous aurait dupés comme on l'a fait quand on était petit avec les contes de fées ? La littérature au même titre que les contes et le théâtre est-elle, elle aussi, une merveilleuse fable ? N'y a-t-il pas une chose plus terrible pour un auteur que de perdre son propre public en perdant son « aura » auprès de lui ? Perdre sa confiance peut-être vécue comme une désolation voire une défaite pour l'auteur.
S.Shand résume bien cette idée : « L'accumulation de petites vérités est susceptible de corroder et de remettre en cause de grandes mythologies. Beaucoup de héros des lectures de jeunesse sont amenés à perdre de leur aura lorsque leurs lecteurs parviennent à maturité. le mythe de l'intellectuel que je m'étais forgé à un âge relativement jeune m'a bien poussé à acquérir un savoir, il a stimulé mon engagement politique et m'a ouvert les portes de l'écriture ». C'est ça, oui c'est ça on s'est forgé un mythe autour de l'intellectuel car il a su à un instant T nous stimuler l'intellect, nous faire réfléchir dans le bons sens pour nous élever et nous épanouir l'esprit en ravissant notre imaginaire.

Seulement cette admiration a montré ses limites une fois grandissant et nous nous sommes mis à s'intéresser aussi à l'homme, au-delà d'une simple appréhension de l'oeuvre… et là quelques déceptions dans l'enclos sacré de notre mystification de l'auteur : ce qu'il a écrit ne lui ressemble pas, c'est un autre « moi » qui l'a écrit. Bien sûr tous les écrits n'ont pas forcément besoin d'être sincères mais quand ils le sont et qu'ils « collent » parfaitement à la personnalité et à l'esprit de l'écrivain, c'est encore mieux et rajoute à son estime. Qui sont-ils vraiment ? Leurs écrits sont-ils le miroir de leur être ? Comment des écrits qui nous ont touchés peuvent nous dégouter en grandissant ? Ou alors pour éviter ce fléau, il faut faire cette part distinctive entre l'oeuvre et l'écrivain, l'oeuvre et la vie ? Nécessairement je pense que oui si on ne veut pas être victime de la déchéance de notre idole. Une dualité qui doit séparer ou bien rassembler ? Soit disant au passage, cette dualité serait intéressante de transposer dans un exercice muséographique. Puisque le style est devenu de moins en moins perceptible dans les livres, ne peut-il pas l'être au sein d'une maison d'écrivain qui devrait respirer justement l'esprit, l'âme de l'écrivain en ses lieux ? Comment (l'auteur donne l'exemple de Sartre) être moins sûr de Sartre tout d'un coup ? Désillusion ou lucidité ? Ainsi même avec les auteurs classiques, la remise en cause reste possible.

L'essai pointe sur d'autre problèmes intéressants : notamment sur les relations de pouvoir qu'exercent les intellectuels. Avis mitigé sur leurs gouvernances, le chapitre « Marx et sa descendance Capital symbolique ou politique » traite de cette question en émettant l'existence à la fin du XIXe siècle en plus d'un « capital économique », d'une toute autre arme à destruction massive, « le capital du savoir » : « le capital du savoir a été utilisé par des hommes comme moyen de domination sur d'autres humains ». Mise en avant ici d'une vision moins brillante de l'intellectualisme. Un côté, à mon sens, intéressant d'aborder car il fait partit de cette histoire qui semble vivre un déclin sinon une crise. Ce sont au moment des Affaires Dreyfus que plusieurs points de vue sur l'intellectuel émergent, rendant encore plus complexe cette figure. L'auteur insère ici plusieurs définitions croisées afin de nous restituer le vrai visage de l'intellectuel du XIXe-XXe siècle; du moins le visage qu'il a bien voulu se donner en fonction du contexte politique du moment.

Autre question primordiale soulevée et qui a toute sa place dans un essai réflexif comme celui-ci, celle de la figure de l'intellectuel de demain : à quoi ressemblera-t-il dans un monde aussi globalisé que le nôtre ? Cette interrogation est légitime car elle induit une rupture avec la conception d'il y a encore quelques décennies ; une réflexion nourrie des exemples précédents de figures marquantes. L'intellectuel dans la société post-contemporaine : un beau sujet sur lequel méditer quand lorsque chaque semaine, s'organise en France des manifestations et des grèves qui tournent parfois aux émeutes populaires et n'ont plus rien à voir avec l'objet de revendication de départ : les droits au travail et à la liberté… Quelle figure intellectuelle aujourd'hui peut se hisser au-dessus du politique pour pouvoir répondre à toutes ces questions essentielles ? Shlomo Sand donne un constat : l'intellectuel d'aujourd'hui est moins engagé et donc moins au service de l'intérêt général. Les causes en sont la montée de l'individualisme, la mondialisation, l'émergence des mass-média et d'internet. Somme toute, un cocktail prévisible qui allait marquer de son empreinte cet impact irrémédiable. C'est à partir de là que l'essai, prend à mon sens peut-être une trop forte dimension politique…Mais une partie, qui je le reconnais est nécessaire pour démontrer que c'est certain, l'intellectuel ne sera plus appréhendé comme un "mage". Techniquement c'est impossible.

Toutes ces remarques posent la question de sous quel visage prendra la figure de l'intellectuel du XXIème siècle, si on peut encore parler pour ce siècle, de forme d'intellectualisme ? "C'est la définition même du mot "intellectuel" qui est mis à mal par ces nouvelles figures, comme ces "lanceurs d'alerte", qui ont émergé grâce à internet". Cette réflexion nous permets donc d'y voir peut-être non pas la disparition mais l'émergence d'une nouvelle forme, encore inconnue, de l'intellectuel. C'est sur cela que le livre clôt. Si la société évolue en même temps que ses paradigmes, à quoi ressemblera l'intellectuel du futur ? Évoluera-t-il en marge des institutions qui le contrôle ou du moins, l'influe dans ses pensées ? Devra-t-il nécessairement être engagé ? L'archétype idéal que l'on se faisait de l'intellectuel du XIXe-XXe siècle n'est pas forcément le même attendu pour les générations à venir. Un nouvel âge d'or est toujours possible…

Ainsi, une vision qui donne le point de vue corsé mais compréhensif de l'auteur.
Je conseille, pour compléter cette lecture et prolonger le débat, de consulter aussi l'essai de Philippe Vilain "La littérature sans idéal". Pour un autre plaidoyer cette fois-ci…celui du style en littérature L'ouvrage permettra de retrouver ce même type de problématique et ce même constat sur le désenchantement de la littérature aujourd'hui.
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