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Critique de HordeDuContrevent


La mort est-elle une femme ? Une femme discrète, squelettique, entourée d'un drap blanc, vivant dans une pièce glaciale aux murs blanchis à la chaux et dentelés de poussiéreuse toiles d'araignées, ayant pour seule compagnie une vieille faux rouillée et usée d'avoir trop servie ? Invisible en public mais qui se fait voir à quelques rares élus à la vue pénétrante, dont Proust. Il aurait vu, lui, une grosse femme vêtue de noir…

C'est à partir de cette image d'Épinal , que Gustave Doré a d'ailleurs superbement immortalisée sur un cheval, qu'a construit son récit l'auteur portugais José Saramago. Mais il va en faire une femme particulièrement facétieuse, capricieuse, blagueuse. Intermittente dans ses désirs et ses volontés. Presque humaine. Une femme comptable également qui tient rigoureusement son registre des morts dans d'innombrables armoires munies de grands tiroirs remplis de fiches, une femme qui aime écrire de mystérieuses lettres violettes…Vous remarquerez que l'auteur ne met pas de majuscule, aucune négligence de sa part, il s'agit bien de la mort, cette mort routinière et banale, ancestrale, qui touche quotidiennement, partout dans le monde, sans relâche, tout être vivant, et non de la Mort, plus grandiloquente, plus globale, plus grave, celle qui toucherait tous les êtres vivants en même temps. L'apocalypse.

Dans un mystérieux pays inconnu, la mort va faire grève. Pendant une année, elle va en effet s'arrêter d'oeuvrer, pour reprendre ensuite de plus belle. Et Saramago, de sa plume érudite et irrévérencieuse, caustique et savante, de mettre en valeur les conséquences en chaine de cette grève. Sachant que les pays limitrophes, eux, ne sont pas touchés par cette bénédiction - Enfin, bénédiction de prime abord -. Sachant que cette grève ne concerne que les être humains et non les animaux. Sachant enfin que si la mort s'arrête, la vieillesse, elle, ne cesse pas. Les souffrances et les maladies non plus. Imaginez un peu les conséquences…les conséquences ubuesques que cette grève va engendrer.

Entre l'affolement de l'église (sans mort, pas de résurrection, et donc plus d'église), le désespoir des pompes funèbres, l'angoisse des hôpitaux face à l'afflux de malades au seuil de la mort qui ne meurent plus, celle des foyers pour le troisième et le quatrième âge dans lesquels les sorties ne compensent plus les entrées, l'obligation pour les familles de reprendre les mourants éternels, la recherche de nouveaux profits des compagnies d'assurance qui voient l'explosion des résiliations et les calculs effrayants des caisses de sécurité sociale pour l'équilibre du système de retraite, l'auteur nous brosse un croustillant tableau de ce qui s'avérait être de prime abord un nouvel Eden. Reste la philosophie pour essayer de prendre du recul et la « maphia » aussi engagée à côté du gouvernement dans un étonnant trafic de clients terminaux, écoulant en douce les quasi-macchabées de l'autre côté de la frontière…

Au bout d'un an exactement, la mort va reprendre du service et cette fois ci elle décide d'alerter les prochains élus par voie postale aux moyens de lettres violettes qui arrivent mystérieusement à leurs destinataires pour annoncer la sombre prophétie qui a lieu à chaque fois une semaine plus tard. le temps pour eux de prendre leurs dispositions…Je vous laisse imaginer les réactions et des gens concernés, et du gouvernement qui va tenter d'approcher la mort, d'analyser son écriture, de trouver où elle se cache. En vain. Une mise en scène de la mort très originale dans cette deuxième partie du récit que j'ai trouvé cependant moins passionnante que les conséquences de la grève dans la première partie.

Fable prétexte pour développer de nombreuses réflexions sur la mort, la façon de raconter de José Saramago est très singulière. L'écriture est quelque peu alambiquée, faite de longues explications, d'absence de majuscules parfois. L'humour est corrosif et vient donner une belle touche de légèreté au ton très professoral de l'auteur. Certaines explications très détaillées et minutieuses pourraient paraitre fastidieuses mais c'est sans compter sur l'autodérision du lusitanien ; il se moque en effet de cette érudition qu'il étale avec moult détails, et se moque même de son lecteur au passage.

« Il est possible que seule une éducation soignée, phénomène de plus en plus rare, s'accompagnant du respect plus ou moins superstitieux que le mot écrit instille habituellement dans les âmes timorées, ait poussé les lecteurs, bien qu'ils ne manquent pas de raisons pour manifester explicitement des signes d'impatience mal contenue, à ne pas interrompre ce que nous avons profusément relaté et à vouloir qu'on leur dise ce que la mort avait fait depuis le soir fatal où elle avait annoncé son retour. Etant donné leur rôle important dans ces événements inouïs, il convenait d'expliquer avec force détails comment avaient réagi au changement subit et dramatique de la situation les foyers du crépuscule heureux, les hôpitaux, les compagnies d'assurance, la maphia et l'église catholique… ».


Cette singularité est très différente d'un autre géant des lettres portugaises, je veux parler d'Antonio Lobo Antunes. L'érudition et l'irrévérence de récits de l'un le dispute au flux de conscience oniriques, aux soliloques envoutants, de l'autre. La fable fantastique et philosophique versus les obsessions ancrées sur l'histoire dictatoriale et coloniale du Portugal. La rumeur dit que les deux auteurs ne s'apprécient guère…En tout cas, ces deux géants montrent à quel point la littérature portugaise est d'une incroyable richesse, d'une passionnante complexité, d'une grande variété et surtout, surtout, d'une étonnante singularité telle l'âme, sans doute, de ce pays et de ses habitants.


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