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Critique de Julian_Morrow


Séra n'a pas connu le génocide cambodgien, mais il en a vécu les prémices. Fils d'un intellectuel et haut fonctionnaire cambodgien, il vit avec ses parents à Phnom Penh. le 17 avril 1975, jour de la prise de la ville par les Khmers rouges, il se réfugie avec ses parents à l'ambassade de France.  Avec tous les étrangers, il est expulsé vers la frontière thaïlandaise à la fin du mois d'avril. Mais son père, Cambodgien, est contraint de quitter le refuge de l'édifice diplomatique pour se livrer aux révolutionnaires. Il meurt quelques semaines plus tard. Depuis ce printemps 1975, Séra vit ce qu'il décrit comme un conflit, né du déracinement imposé par les remous de l'histoire. Ce conflit trouve son terrain d'action dans le rapport à la parole. Un combat qu'il doit mener tous les jours, contre lui-même et contre les autres. Silence collectif, d'abord : dans la morale traditionnelle du Cambodge, la culture du silence est prépondérante. Silence intime ensuite, l'artiste rappelle souvent la réticence qu'il a toujours éprouvée face à la démarche autobiographique, qu'il reconnaissait comme très intéressante, mais dans laquelle il voyait aussi une forme d'obscénité. 


L'oeuvre dessinée de Séra constitue donc une forme de reconquête de la parole, un travail sur la mémoire consacré à une tragédie. Un crime contre l'humanité face auquel d'autres se sont réfugiés dans les silences coupables. Ainsi l'auteur rappelle-t-il dans ses interviews que les crimes contre l'humanité qui ont été perpétrés par les Khmers Rouges au Cambodge se sont déroulés dans un silence absolu de la part de la communauté internationale, et ont été soutenus et applaudis par nombre de journalistes et d'intellectuels de la gauche française des années 70. Deux éléments très différents ont décidé Séra à rompre ces silences et à construire une oeuvre qui donnerait à son tour la parole à tous les protagonistes de la tragédie cambodgienne. Un film, pour commencer, pour commencer.  Sorti en 1989, "Site 2", parfois sous-titré "Aux abords des frontières", est un documentaire franco-allemand réalisé par Rithy Panh. le long métrage porte le nom d'un camp de réfugiés cambodgiens situé en Thaïlande, près de la frontière entre les deux pays. Il constitue pour le dessinateur de BD un premier déclic. le second est une déclaration de Maitre Vergès dans Paris-Match. L'avocat déclarait en substance, que les Khmers rouges n'étaient pas criminels, mais des révolutionnaires idéalistes. Des mots difficilement supportables pour celui dont le père a été tué par ceux qui avaient pour slogan : "L'élimination des ennemis n'est pas la conséquence de la révolution, c'est son essence même." Et pour ces révolutionnaires admirés par une partie de l'intelligentsia française, les ennemis étaient légion. 

Ainsi Séra commence-t-il la création d'une oeuvre consacré à la mémoire des massacres perpétrés par les Khmers Rouges et par l'Angkar ; littéralement « L'Organisation », surnom du Parti communiste cambodgien. Une entreprise artistique qui se déploie à ce jour dans albums : Première ébauche en 1987 : c'est chez Futuropolis que sort le premier album de Séra sur le Cambodge ; vient ensuite  Impasse et rouge, initialement édité chez Rackham, en 1995 ; L'Eau et la Terre, sort chez Delcourt en 2005 ; puis Lendemains de cendres, en 2007 chez le même éditeur ; Concombres amers, ensuite, en  2018 chez Marabout. Et cette année, L'âme au bord des cheveux, édité par Delcourt. Cet album constitue le faîte de l'édifice du souvenir érigé par le dessinateur, le premier à adopter la forme de l'autobiographie.



Album après album, Séra donne toute sa mesure à la démarche artistique qui le guide depuis 1987  : redonner corps à l'histoire par un un profond travail sur l'image. Contrairement à la Guerre du Vietnam, le conflit cambodgien a été peu documenté, peu d'ouvrages de photo ont été publiés sur cette guerre et sur les massacres qui l'ont suivie. C'est le phénomène de l'image manquante, qui inspiré à Rithy Panh un de ses plus grands films. Pour combler ce vide, le dessinateur se consacre à la recherche de documents visuels, des photos d'agences de presse oubliées et qui réapparaissent ces dernières années sur les réseaux sociaux. Il  collecte des milliers d'images, qui constituent avec le temps la trame de son imaginaire artistique, la matière première de cet édifice du souvenir. Afin que le lecteur ne subisse aucune rupture dans la continuité visuelle des images, Séra se réapproprie les documents par le dessin. La photographie devient ainsi la matière d'une mosaïque, une matière qui coïncide dans sa nature fragmentaire avec la nature diététique des albums. Il en va ainsi de l'album L'Eau et la Terre qui recueille une mosaïque de témoignages, y compris ceux de Khmers rouges. L'album mêle photographies d'archives et souvenirs qui obsèdent l'auteur depuis 1977. Ce jeu kaléidoscopique induit un ensemble de contraintes qui donnent au travail de Séra une facture unique.  
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