— La vieillesse est un naufrage, Tom, dit M. Goodhart avec amertume, un naufrage effroyable, une perversion
— J’ai eu une visite aujourd’hui, dit-il. M. Harrison.
M. Harrison était le propriétaire de la maison. Il venait toucher son loyer le trois de chaque mois, en personne. Il avait au moins quatre-vingts ans, mais jamais il n’avait manqué sa tournée. Ce n’était pas le trois du mois. Donc, sa visite avait un motif sérieux.
— Que voulait-il ? questionna Rudolph.
— Ils vont démolir la maison. Et y bâtir un grand immeuble avec des appartements et des boutiques. Port Philip s’agrandit. M. Harrison dit que le progrès, c’est le progrès. Il y met beaucoup d’argent. À Cologne, on abat les maisons avec des bombes. En Amérique, avec de l’argent.
— Ta sœur me regardait comme si j’étais de la merde, avait dit Teresa. Et ton godelureau de frère a ouvert la fenêtre dans le taxi comme si je sentais le crottin de cheval, et il s’écartait de moi comme si, rien qu’à me frôler, il attraperait la chaude-pisse. Et puis, après dix ans de séparation, ils ne pouvaient même pas prendre une tasse de café avec toi, tant ils se croyaient ! Et toi, la terreur du ring, t’as jamais rien dit, t’as tout encaissé. Eh bien, merde, alors !
Il aurait voulu pouvoir dire qu’il aimait Clotilde, que c’était ce qui lui était arrivé de mieux dans sa chienne de vie, qu’elle l’aimait, et que s’il avait été plus âgé, il l’aurait emmenée loin de cette sacrée maison si propre, loin de sa famille respectée, loin des deux petites filles modèles. Mais, bien sûr, il ne pouvait pas le dire. Il ne pouvait rien dire. Sa langue l’étouffait.
Son idée d’une famille comme les autres avait été façonnée en grande partie par les sermons des religieuses à l’orphelinat et, plus tard, par la lecture des réclames dans les magazines à grand tirage. La famille type américaine était toujours bien débarbouillée, sentait bon et l’on s’y souriait les uns les autres constamment. Ils s’inondaient de présents pour Noël, les naissances, les mariages, les anniversaires, et le jour des Mères. Ils avaient au moins une auto. Les fils s’adressaient respectueusement au père, les filles jouaient du piano et ne cachaient rien à leur mère de leurs rendez-vous. Tous se servaient de Listerine. Les vieux parents étaient toujours vaillants et vivaient à la campagne. Le dimanche, ils prenaient tous ensemble le petit déjeuner, le grand déjeuner et le dîner, allaient à l’église, et c’était en tribu qu’ils allaient au bord de la mer pour leurs congés.
— Bon Dieu, ça fait mal aux yeux rien qu’à le regarder, cet oiseau-là. Il a la carcasse d’un poulet. Mais si on est plein aux as, eh bien ! toutes les poules vous courent après, même si on est aussi laid que le bossu de Notre-Dame.