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Critique de Woland


Woland
19 décembre 2015
Un paquebot quitte Brazzaville et le Congo pour regagner l'Europe ... et vous savez déjà ce que je vais écrire : les océans réussissent à Simenon. Pratiquement aussi long que l'inoubliable "Long Cours" et que "Le Testament Donadieu", sur lequel je me suis précipitée, sans respecter l'intervalle habituel, en raison du lien existant entre les deux ouvrages, "45° A L'Ombre" adopte le thème tant chéri par l'écrivain belge : un groupe d'hommes et de femmes, de différentes conditions sociales, réunis par le hasard en un espace qu'on ne saurait prétendre clos (peut-on dire que la mer est close sans sombrer dans le ridicule ? ) mais, en dépit de sa taille imposante de liner, pour le moins réduit - et tout ce qui est susceptible d'en sortir. D'autant que, à l'époque, les troisièmes classes existent encore avec toute une flopée d'Anamites qu'on embarque sur le chemin du retour et dont deux mourront en cours de route, victimes de la fièvre jaune ou d'une maladie similaire.

Personnage d'autant plus important qu'on le retrouvera, beaucoup plus jeune, dans "Le Testament Donadieu", sorti deux ans plus tard, en 1936, le médecin du bord, le Dr Oscar Donadieu est un homme qui nous devient vite attachant, avec l'humanité dont il déborde et aussi l'ambiance un peu mystérieuse qui l'entoure. C'est un homme toujours à l'écoute, pour qui, quel que soit le pont qui l'abrite, n'importe qui a droit aux soins et qui ne semble avoir qu'un seul défaut - encore le contrôle-t-il comme le faisait le Holmes de Conan Doyle. Mais lui, c'est carrément la pipe à opium qui, le soir, quand il est seul dans sa cabine, le fait oublier que le monde est rarement joli, joli.

Rarement cynique cependant, le Dr Donadieu, qui ne semble pas dépasser les quarante ans, en connaît visiblement un bout - et un bon, et un bien noir - sur l'existence. Et ce n'est pas précisément le plus joyeux ... Aimé du personnel de bord et, en général, de l'ensemble des passagers, il a quelques antipathies irréductibles, comme celle qu'il confesse sans fard envers Lachaux, personnage hargneux, égrotant, qui a toujours quelque chose de désagréable à dire ou quelque bâton bien pointu à glisser dans les roues des autres et pour qui l'argent, le statut social sont tout. En revanche, Donadieu éprouve assez vite de la sympathie pour un employé maigrichon de l'une des compagnies coloniales (compagnie à laquelle appartient d'ailleurs le bateau, "L'Aquitaine"), le timide et étriqué Jacques Huret, doté d'une femme et d'un enfant et que l'on rapatrie sans salaire parce que, en raison de la santé fragile de son fils (encore un nourrisson), il lui était impossible de respecter les termes de son contrat.

De la sympathie ou plutôt une de l'empathie. Car Donadieu voit bien que Huret, qui laisse sa femme s'occuper du bébé souffrant sans jamais la relever de sa garde étouffante, au fond d'une cabine surchauffée par les Tropiques, puis entame une liaison avec la belle et désormais disponible Mme Dassonville, qui voyage avec sa fille, la nurse de celle-ci mais sans son époux, possède un fond de lâcheté irrécupérable. Ce qui l'irrite profondément car il est clair que, aux yeux du médecin, en pareille situation, et bien que le commandant et le commissaire de bord eussent pris sur eux de faire voyager les Huret dans le confort des Premières en raison de la santé du bébé, Huret, claustrophobe comme il l'affirme ou pas, pourrait de temps à autre (et même régulièrement), alterner la garde de leur enfant avec sa femme, ce qui permettrait à celle-ci non seulement de conserver un peu de santé mais surtout de ne pas déprimer à mort.

Sur le pont des Premières, tout est luxe et confort et on s'amuse plutôt bien. Mme Dassonville et Mme Bassot, qui ramène en métropole son mari, médecin lui aussi mais qui n'a pu supporter les touffeurs inquiétantes du climat africain (un peu comme dans "Le Coup de Lune" si vous voulez) assurent, chacune à sa façon, la première plus discrète jusqu'au débarquement de son époux, la seconde sans se cacher un instant (elle ne le faisait déjà pas à Brazzaville, pourquoi le faire maintenant ? ) l'amusement et le délassement des officiers et de certains passagers - les plus séduisants ou les plus riches. le climat est exécrable de chaleur et devrait le rester jusqu'à l'Equateur, parfois cependant l'océan se met en colère, les hommes s'énervent (ou meurent) et le Dr Donadieu, chaque matin, fait trente fois le tour du pont pour ménager sa forme. Il est très rare que, avec son opium, il aille jusqu'à la "gueule de bois." Donadieu est un monument d'équilibre.

L'intérêt et la politesse qu'il lui témoigne poussent même Huret à chercher à lui emprunter mille francs (des années trente, rappelons-le) parce que, pour complaire à Mme Dassonville, il s'est mis à dépenser un peu plus, sans se gêner de dîner fin à sa table tandis que, dans leur cabine, sa femme grignote deux radis entre les cris du bébé et une couche à changer. Après lui avoir fait la leçon, Donadieu qui, on le devine, n'a pas dû lui non plus manger tous les jours à sa faim, lui prête les mille francs contre un chèque dont il n'ignore pas qu'il restera de bois jusqu'à ce que Huret ait remporté son procès contre la Compagnie - s'il le gagne . Huret n'y comprend pas grand chose mais part avec les mille francs (dettes de jeu à régler, car il joue, cet imbécile, en plus, les cocktails à offrir à Mme Dassonville, etc ... nul doute que la somme ne fera pas long feu ...)

Et c'est le lendemain que cette blatte répugnante qui s'appelle Lachaux - et qui a appris entretemps que la famille Huret voyageait en Première alors que la Compagnie ne leur payait que la Seconde classe - se fait voler son portefeuille. Quasi en public, dans une partie de belote ou de poker. Dedans, des papiers "importants" (bien sûr, avec Lachaux, tout ce qui concerne sa petite personne haineuse est important) et quelques billets de cent francs. Au passage, Lachaux en profite pour demander des explications sur l'installation des Huret en Première et menace d'en parler aux cadors de la Compagnie, qu'il connaît intimement ...

Immédiatement (ou presque) redescendue en Seconde classe malgré les tentatives de conciliation du Commandant, du Commissaire et de Donadieu, la famille Huret tourne de plus en plus en rond. de l'amour qui a présidé à l'union des deux jeunes gens, s'il a existé, en tous cas, il a dû, depuis belle lurette, ou s'égarer dans la brousse ou piquer une tête dans le Pacifique, et la jeune femme - mais peut-on la blâmer ? - ne supporte plus ni la présence, ni l'égoïsme de son époux.

Finalement, ce ne sera que pur miracle si le pire est épargné autant aux responsables du navire qu'aux pauvres Huret. Et cela le sera grâce à Oscar Donadieu, un homme qui porte avec panache son patronyme, même s'il en sourit parfois dans les vapeurs de l'opium.

Un grand roman ? Oui. L'un des meilleurs, l'un de ceux qu'il ne faut surtout pas manquer dans la série des "Romans durs" de Simenon, pas plus qu'il ne vous faudra manquer - nous en reparlerons - "Le Testament Donadieu" qui explique en partie le caractère très particulier et très attachant d'Oscar Donadieu, dont Simenon paraît être en quelque sorte (et en tout bien tout honneur ) "tombé amoureux" comme cela arrive aux écrivains face à certaines de leurs créatures. Courez vite : vous avez encore quelques jours pour vos cadeaux de Noël aux amateurs des romans "psychologiques", "noirs" ou "durs" de Georges Simenon. ;o)
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