Ensuite, très tard dans la nuit, deux vieux Juifs édentés, d’honorables habitants de Nyesheve, vinrent le chercher pour le conduire à la chambre nuptiale, lui parlant mystérieusement du premier devoir d’un mari et des commandements auxquels il doit obéir. Ils le poussèrent dans la chambre et claquèrent la porte derrière lui. Perdu, dans le désarroi, Nahum se sentit comme un enfant abandonné par sa mère dans un endroit inconnu. Au milieu d’une mer de coussins et de couvertures blancs, une paire d’yeux le fixait. Il leur jeta un regard terrifié, entrevoyant des joues en feu, et une étrange tête féminine enveloppée dans un fichu blanc avec des rubans rouges. Il fut stupéfié. Une sueur froide lui couvrit tout le corps. Dans son angoisse où se mêlaient la peur et la honte, il chuchota silencieusement : « Mama. » Le lendemain matin son beau-père le convoqua dans sa chambre et lui ordonna de s’asseoir. Rabbi Melech s’assit en face de lui, rapprochant sa chaise tout près. Il colla son visage contre celui de Nahum ; la colère faisait trembler sa barbe et ses papillotes. « C’est une sale affaire ! dit-il d’un air menaçant. Une très sale affaire ! C’est dégoûtant ! Nous ne comprenons pas ce genre de chose à Nyesheve. On ne se conduit pas de cette façon ! Dégoûtant ! » Nahum recula, se faisant le plus petit possible. Il avait la langue paralysée. Il avait peur de son beau-père, avec sa terrible barbe. Il avait peur des hordes qui l’entouraient. Il avait même peur de ce visage au milieu de la mer d’édredons, peur des yeux ouverts et des joues en feu, dont le souvenir l’ahurissait encore. Un seul mot, « Mama », se forma sur ses lèvres mais aucun son ne sortit.
Les premiers jours de la peste les Juifs durent s’en remettre aux médecins. Un flot incessant de femmes en haillons se dirigeait vers la maison de Samson, le guérisseur. Il ne pouvait s’occuper de tous. Elles frappaient sur sa porte avec leurs poings. « Assassin ! Ouvrez ! » Les bourgeois allèrent chez le médecin polonais, Yeretzki, un homme excentrique au mauvais caractère. Il détestait les Juifs. Il criait après eux comme s’ils lui avaient infligé une blessure. Il les battait même parfois. « Pantin ! » disait-il méchamment en imitant leur yiddish. « Moishe ! Montre-moi ça, oï veh ! — Prince ! le suppliaient les Juifs, la tête découverte. Après Dieu, Professeur, vous êtes le plus grand. » Les Juifs riches consultaient le médecin cosaque, Shalupin-Shalapnikoff, un général dont la barbe descendait jusqu’à la taille. Il était toujours de bonne humeur, même en présence d’un malade agonisant. « Nitchevo, mon cher, nitchevo ! » disait-il toujours de sa voix profonde, consolante. Les médecins travaillaient, examinaient, donnaient leur diagnostic, faisaient des ordonnances et se lavaient soigneusement les mains à l’eau chaude. Cela ne servait à rien. La peste s’étendait de jour en jour. Puis les Juifs, désespérés, se tournèrent vers Reb Borouch, qu’ils appelaient le Rabbi des femmes. Il se mit à travailler toute la nuit, fabriquant des amulettes ordinaires, et d’autres détenant un pouvoir spécial contre l’apparition d’un mal général. Ils lui demandèrent aussi des herbes séchées qui, pilées et enfermées dans de petits sachets, avaient des vertus particulières. Reb Borouch possédait en outre certains remèdes rares et précieux contre la maladie et la mort. Des morceaux d’ambre sur lesquels le Maggid de Kozhenitz, bénie soit sa mémoire, avait dit des prières, des fragments de sucre noir qui avaient touché les lèvres du saint grand-père de Shpoleh, des colliers de dents de loup, des doigts de Satan, des ceintures en vieux tissu, de l’huile bénite de la ville de Safed en Terre sainte. […] Les femmes stériles mesurèrent la circonférence du cimetière avec des coupons de lin qu’elles donnèrent aux bonnes œuvres pour le trousseau des jeunes mariées pauvres. D’autres alignèrent des mèches de bougies tout autour du cimetière. Elles espéraient ainsi créer un cordon infranchissable devant l’Éternelle Maison des Morts, afin qu’elle n’accueille plus de vivants. Ce fut peine perdue. La peste s’étendait de jour en jour.
Reb Pesachiah n'élevait jamais la voix. Il avait ordonné sa vie selon les enseignements des moralistes, et maîtrisé tous ses mauvais penchants. Il savait que la colère était un mal ; céder à la rage équivalait à s'agenouiller devant une idole. Il savait aussi que les sages avaient dit : un homme coléreux ne peut être professeur. Durant toutes ses années de labeur, jamais il n'avait adressé une parole dure à un élève, même sous le coup d'une extrême provocation. A Rachmanivke, il lui était parfois arrivé de lancer un regard sévère à Nahum ; à présent il pourrait encore moins se le permettre, car Nahum était le gendre du rabbi de Nyesheve ! Il se contentait de lui lire une page ou deux de l'ouvrage d'un sage en guise de sermon.
Il quitta le village pour se rendre au cimetière, la Maison éternelle. Là, il posa son sac replié sur une dalle, il s'étendit et s'endormit. La lune eclaira son visage, elle veillait sur lui.
« Qui êtes-vous ? / Je ne sais pas. / Vous ne savez pas ? […] / Aucun homme ne sait qui il est, répondit l’étranger. » (p. 320)
« Yoshe ne disait rien. Ses lèvres remuaient, mais pour entonner des Psaumes. Jamais il n’arrêtait de dire des Psaumes, ni quand il allait en courses, ni quand il entretenait le poêle, ni quand il balayait la synagogue. » (p. 179)
"Elle", c'était Feigele la renégate, la fille morte de Lippe, l'entrepreneur. Elle avait été fiancée à un talmudiste mais avant le mariage elle s'était enfuie avec un Cosaque du commissariat. Elle se fit baptiser dans la chapelle de la garnison russe de sa propre ville. Elle eut une fin horrible, ainsi que l'avaient prédit les femmes.
« Que lui restait-il au monde en dehors de… de sa femme ? Ses enfants étaient ses ennemis. Ils attardaient le jour de sa mort pour se partager l’héritage de son empire rabbinique. Aucune n’avait d’affection à lui donner. Mais elle… elle était si jeune, si belle. » (p. 79)
Ni votre vie ni vos actes n'ont de saveur, parce que vous n'êtes rien vous-même., parce que - entendez-moi!- vous êtes un mort errant dans le chaos du monde!
Oui, le peuple juif connaissait un double exil: il était environné de nations hostiles, et trahi, de l'intérieur, par ses propres membres.