Israel Joshua Singer, le grand frere Singer, publie ce roman en 1943. Moins d'un an apres, il meurt d'une crise cardiaque, a 50 ans. Son dernier roman, ou il quitte, pour ainsi dire, sa zone de confort. Il quitte les juiveries d'Europe de l'Est pour installer cette fois sa trame en Allemagne. Et c'est le grand roman de la surprise des juifs allemands, de leur ahurissement face a la montee des “hommes bottes" (le terme “nazi" n'est jamais utilise). le drame de leur confusion, de leur embarras, eux qui etaient allemands d'esprit et de coeur, qui avaient combattu en 14-18, qui travaillaient tous les jours pour la grandeur de l'Allemagne, qui etaient petris de sa culture, imbus d'elle. Ils sont ebranles dans leurs certitudes, destabilises, bien avant que ne leur arrive le pire (le livre est ecrit en Amerique, quand on ne sait encore rien de la “solution finale", quand on ne peut meme pas l'imaginer). A leur stupefaction “on voyait souvent dans les rues de la ville des jeunes déchaînés qui poussaient des hurlements sauvages, incitant à exterminer tous les Juifs du pays. Et ça n'était pas des gens du peuple, mais des étudiants, des gens instruits, éclairés. Des rues portant des noms de philosophes,
Kant,
Leibniz, voyaient déambuler des personnes cultivées, armées de gourdins qui appelaient à la violence et au meurtre.” Par leur desillusion, c'est la sienne que transmet I. J. Singer, lui qui avait reve dans sa jeunesse, comme tant d'autres, de Vienne et de Berlin.
Singer vehicule cela a travers la saga d'une famille, les Karnovski. David Karnovski, ebloui par les idees eclairees du philosophe
Moses Mendelssohn, quitte sa bourgade polonaise pour s'installer a Berlin et essaie de son mieux d'adopter la forme de vie et de pensee des juifs occidentaux, de se faire admettre dans leurs rangs, meprisant autant sinon plus qu'eux les “Ost-Juden" dont il est issu. Son fils, Georg, devient un medecin tres prise et, eloigne de tout judaisme, marie une “goy", une chretienne, au grand dam des deux familles. Il incarne la culmination de l'assimilation et de la reussite sociale de la famille. Pour peu de temps, car il perdra tout avec la montee des hommes bottes, emigrera in extremis en Amerique, ou on ne reconnaitre pas son titre, et tombera peu a peu dans la misere. Il aura un fils, Jegor, faible de corps et de nature, haineux, qui collectionnera les caricatures antisemites et, une fois en Amerique, se mettra au service d'un groupe nazi, demandera meme son rapatriement, et aura une fin tragique.
La saga d'une famille. L'ascension et la chute d'une famille a travers trois generations. La saga d'une certaine juiverie. L'ascension et la chute d'une certaine idee de l'assimilation a travers trois generations. Dans un livre qui evoque de nombreux conflits, internes et externes, entre generations, classes sociales, confessions, nationalites, plus les conflits intimes ou se debattent les personnages qui ne marchent plus sur de la terre ferme, sur ce qu'ils percevaient comme terre ferme. Dans un livre ou viennent s'imbriquer bien d'autres histoires qui n'egarent pas le lecteur mais au contraire continuent a eveille son interet. Comme le destin de Salomon Bourak, l'antithese de David Karnovski, l'ost-jude qui ne se laisse pas aveugler par les “lumieres" berlinoises, qui n'oublie ni les croyances ni les habitudes ni les chansons de son shtetl. Lui aussi emigre en Amerique, mais sans etats d'ame il se fait colporteur et finira par ouvrir un magasin, comme a Berlin. Ou cette fille d'un medecin qui soignait gratuitement les pauvres, qui se lance en politique, se fait elire depute socialiste et depuis est en butte a la calomnie et a la brutalite physique pour finir par etre emprisonnee. Ou les deboires de la famille Holbek, qui perdent durant l'inflation leur maison, leurs bijoux, leurs meubles, jusqu'a leurs vetements. Ou les tres nombreux juifs qui larguent et renient d'anciennes connaissances, d'anciennes amities, esperant ainsi se sauver eux-memes. Beaucoup d'histoires tangentes qui n'alourdissent pas mais enrichissent la saga. Car elles permettent une appreciation des tourments economiques et sociaux de la republique de Weimar et des horreurs domestiques du nazisme, acharne contre ses opposants comme contre les hesitants. Elles permettent aussi dans la troisieme partie une reflexion sur cette constante de l'histoire humaine qu'est l'emigration.
Une fois ma lecture finie je ne peux m'empecher de penser que Singer porte un regard desillusione sur son temps et son peuple, consterne, afflige. Des trois generations qu'il decrit, chacune tourne le dos a la precedente, la desavoue, la conteste. David Karnovski reprouve le judaisme etrique des bourgades polonaises et embrasse avec passion le nouvel “aufklarung" juif de
Moses Mendelssohn. Georg renie toute attache juive, et Jegor, en une sorte de maladie autodestructive, s'allie a ceux qui veulent eliminer son pere.
Et le regard que Singer porte sur le judaisme, ou les judaismes, les differentes facons de vivre la judeite, n'est pas plus souriant. le judaisme du shtetl a vecu et n'a pour lui aucun avenir. Mais la voie de l'assimilation n'est elle pas aussi un leurre? L'integration des juifs allemands ne passait-elle pas par le rejet d'autres juifs? “On se méfiait enormement aussi des coreligionnaires à cheveux longs et mal habillés venus de Russie pour étudier dans la capitale. Les étudiants bruns aux yeux noirs de l'Ouest, évitaient les étudiants bruns aux yeux noirs venus de l'Est, encore plus que leurs condisciples blonds ne les évitaient. Ils ne voulaient rien avoir à faire avec ces « mendiants » et ces « nihilistes » dont le judaïsme oriental faisait ressortir le judaïsme occidental qu'eux, les Allemands de religion mosaïque, s'efforçaient tant de camoufler”. Et de toutes facons Singer ne peut que constater que l'assimilation n'a pas mene a l'integration: “La vie est une farceuse, rabbi Karnovski, elle aime à nous jouer des tours. Les Juifs voulaient être des Juifs à la maison et des hommes à l'extérieur, la vie est arrivée qui a tout embrouillé : nous sommes des goyim à la maison et des Juifs pour l'extérieur”. C'est comme si Singer se demandait: et qu'en sera-t-il en Amerique? Y aura-t-il un essai autre, qui pourrait reussir, d'assimilation tout en gardant une certaine judeite? J'ai cru apercevoir, derriere sa morosite desabusee, une lueur d'espoir. En la personne de Salomon Bourak. Un juif sans grande education, sans grande foi, pour qui la judeite tient en de petits gestes, des melodies, des mets rituels, quelques mots d'antan qui traduisent un lien tribal, quelque blagues venues de loin (loin d'ou?), qui n'a pas peur de se plier a de nouvelles regles sans pour autant s'y perdre. Bourak reussira a New York, peut-etre justement parce que, colporteur, il n'arrete pas de siffloter un vieil air, un vieux “nigoun". Ses enfants seront surement de bons americains, assimiles. S'ils gardent le nigoun rien n'est perdu. Contrairement aux Karnovski qui, eux, avaient perdu leur nigoun depuis le debut, avec David envoute par les choeurs des grandes synagogues allemandes.
Un dernier mot sur l'ecriture de Singer. Il semble dedaigner toute experimentation de forme et il s'appuie sur un style simple, qui devient lumineux a la longue, expressif et chaud, et sur des dialogues dont le langage est particulierement adapte a chaque interlocuteur. C'est tres reussi et j'applaudis le travail de la traductrice. Je suppose qu'en yiddish c'est encore plus savoureux.
Un grand livre. Peut-etre le meilleur de Singer.