Citations sur Apatride (20)
Lui manquaient les proches, hommes, femmes, enfants, chiens, chats, poussettes, voitures, la famille, le pouvoir du clan.
( p.72)
Esha n'osa pas dire à Marie, comme elle n'osait pas le dire à sa mère, ni même se l'avouer, qu'elle ne comprenait plus le sens de la liberté dans cette ville occidentale.Le corps de la Femme, ici ou ailleurs, voilé ou dévoilé, suscitait toujours autant de véhémence.Quelques centimètres de tissu, ici c'était trop, ailleurs, pas assez.
( p.165)
Elle se souvint de son adolescence, c'était un lycée pour filles, dans un quartier modeste de Calcutta, ses camarades et elle commentaient le parcours et l'oeuvre de la philosophe féministe (**Simone de Beauvoir), rêvaient de découvrir la ville où se mêlaient des peuples divers, des artistes et des intellectuels, de connaître l'amour libre, de rencontrer l'homme de leur vie, qui serait aussi un homme du monde, de l' époque, de l'avenir.
( p.33)
Depuis quelque temps elle doutait de son désir de vivre encore ici, dans ce pays, dans ce foutoir géant où les gens venaient de tous les coins du monde, où on s'offusquait de voir tant de gens venir de tous les coins du monde, qui démantelaient le pays, comme on le fait de vestiges ou de vieilles demeures, pour le façonner, le remodeler, le transformer hâtivement. Un pays, c'est toujours une problématique, un chantier sans fin.
Les émeutes au nom de la religion sur le sol d’Europe bouleversaient Esha non seulement par leur violence, mais aussi parce qu’elle croyait avoir laissé derrière elle un sous-continent entier ravagé par les émeutes communautaristes, les trains incendiés, les corps jetés vifs dans les flammes, les foules hystériques manifestant avec les tridents et des sabres, des drapeaux et des bandanas couleur safran. A présent elle vivait dans le pays des élus, des éclairés et des nantis. Elle n’aurait pas pensé que se déclarer athée était encore un tabou ici, que la chute de la croyance avait laissé place à l’ignorance, laquelle n’était qu’une réaction passive et soumise, une désillusion, un désarroi, un vide. Elle n’aurait pas pensé qu’il existait dans ce pays qui croyaient qu’au-delà des nuages il y avait un barbu, deux, trois barbus, son fils, la mère et la pute, les mille deux cents vierges, toute une clique, et qu’ils allaient bientôt rétablir le pouvoir du plus grand, qu’ils allaient provoquer un bain de sang au nom de sa clémence et de sa magnanimité.
Le corps de la Femme, ici ou ailleurs, voilé ou dévoilé, suscitait toujours autant de véhémence. Quelques centimètres de tissu, ici c’était trop, ailleurs, pas assez.
Esha avait compris que l'ordre du marché du travail ne supportait pas d'anomalie. Les plombiers, gardiens, cuisiniers, caissières, prostituées, nounous, restaurateurs, épiciers, éboueurs, venaient tous d'un pays précis, chaque pays de la planète semblant fournir, selon un consensus secret, tel ou tel type de main-d'oeuvre, et il n'était pas question de semer la pagaille dans cet ordre.
p.109
Esha se sentit soudain seule et triste de l'être. Elle regrettait ses relations d'autrefois, ses amis et ses camarades, leur clan militant, tout ce qu'elle avait laissé derrière elle, qui la portait et la soutenait, elle pouvait alors se jeter dans le vide sans crainte, assurée d'être rattrapée par le filet étendu d'une idéologie pratiquée et revendiquée au quotidien.
( p.44)
Esha était désemparée. Comment leur apprendre à apprendre ?
( p.29)
Elle se dit qu'il ne fallait pas oser, qu'il ne fallait pas rester ici, insister et persévérer. Il fallait garder les premiers automnes, les lueurs de la ville, les sourires et les regards venus de loin, il fallait rester étranger parmi les étrangers, il ne fallait pas descendre dans le ventre de la baleine, dans les entrailles et la carcasse de la baleine.