Tania est une jeune bengalie de
Calcutta.
Détestée par sa mère, soutenue par son père bouquiniste, mais bientôt livrée à elle-même, Tania ne va trouver son salut qu'en plongeant tête baissée dans la littérature.
Un temps proche d'étudiants communistes, Tania va tracer une route qui ne lui appartiendra qu'à elle. Parce qu'il est ici question des relations majeures entre l'Inde et l'URSS, un évènement historique mal connu des Occidentaux que nous sommes.
Dirigé 36 ans par des communistes, l'Inde en effet a tissé un lien étroit avec ce grand pays. « Je croyais avoir un langage bien à nous, celui de notre patrie, celui qui rassemble les peuples les plus divers et éloignés. Un pays n'est pas qu'un territoire géographique ou politique. Un pays est un rêve, un vaste champ de possibilités, sans limite, sans frontière. »
Tania va donc se prendre de passion pour la langue russe. Un peu par hasard, elle découvre une maison d'édition russe, les éditions « Raduga », totalement tombée dans l'oubli, alors que son éditeur Lev Moisevitch Kliatchko avait publié en son temps des contes et des poèmes d'auteurs tels que Maïakovski,
Mandelstam ou bien d'autres. Tania va dès lors se lancer à corps perdu dans une quête pour retrouver les héritiers de Lev Moisevitch Kliatchko, et, de découverte en découverte, remonter jusqu'à une maison de retraite à St Pétersbourg, où vit Adel, sa fille, désormais octogénaire.
Shimona Sinha s'est glissée dans la peau de cette Adel pour nous faire revivre l'URSS du XXème siècle, avec ses exaltations et son destin hors du commun. Comme un contre-point la voix d'Adel répond à celle de Tania, qui finit par lui écrire une longue lettre en vue de la rencontrer.
Et si le malheur natal – à l'image de la scène où ses deux parents se liguent pour bâillonner et attacher leur fille pendant trois jours, pour la punir de ce qu'elle est devenue - se révélait une chance du destin, qui nous oblige à nous éloigner, à quitter notre confort pour découvrir un ailleurs qui nous révèle ?
On peut le dire de la langue – c'est le cas de
Shimona Sinha, qui a quitté l'Inde grâce à un recrutement local organisé par l'ambassade de France, pour partir enseigner l'anglais dans des collèges de France – l'autrice parle alors de langue vitale pour la distinguer de la langue maternelle.
Mais c'est vrai aussi pour le destin de Tania, qui va se donner une nouvelle vie, de nouvelles racines, se recréer totalement en s'éloignant de ses origines – en passant par l'amour pour le bel Oleg, de vingt ans son aîné, - lui qui se définira comme « une trace chaude et joyeuse sur le chemin. L'éternel éphémère », mais dont elle se défera aussi pour trouver l'autre qui est en elle.
Réflexion sur la place de la femme dans la société, à l'image de Tania lisant
Taslima Nasreen : « Tania avait l'impression de voir une seule et unique femme dans l'espace urbain en mutation, comme une trapéziste survolant le filet, sautant d'un trapèze à l'autre. Elle avait l'impression que la définition du corps qui changeait d'un pays à un autre n'était pas seulement un enjeu linguistique mais culturel, que le bonheur avait quelque chose à voir avec la langue dans laquelle on y aspirait. »
La dernière parole sera celle d'Adel. Sur le point de renoncer à rencontrer Tania, à quitter son Pétersbourg (qu'elle n'appelle pas « Saint Pétersbourg ») et ce qu'elle appelle trahir les siens. « Je n'aurai pas à délaisser tous ceux qui vivent encore à Pétersbourg, ni les souvenirs de ceux qui sont morts. On ne transporte par les souvenirs de nos morts comme la cendre de notre urne. Franchir la frontière n'est pas anodin. On délaisse forcément un bout de son être derrière ce qu'aucun douanier ne saurait repérer. Je veux rester à Pétersbourg non seulement pour ceux qui sont en vie mais surtout pour ceux qui sont morts. Qui va les veiller sinon ? «
De
Shimona Sinha, j'avais lu
Assommons les pauvres ! joyeusement impertinent et que je vous recommande aussi.
Ici l'autrice nous livre une belle fable sur la liberté malgré le malheur initial, sur le rôle de la littérature dans l'ouverture d'esprit, et sur l'identité dévoilée enfin quand on voyage loin de soi-même. « Il est trop tard pour rendre justice à nos morts », fait-elle dire à Adel.
Son Testament russe prouve le contraire.