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Critique de Rodin_Marcel


Sjöwall Maj et Wahlöö Per – "Les terroristes" – rééd. Rivages/noir, 2010 (ISBN 978-2-7436-2057-8) – original suédois publié en 1975
– Première édition française publiée en 1987
- Roman traduit directement du suédois par Philippe Bouquet et Joëlle Sanchez. – Préface d'Anna Holt (cop. 2010).

Il s'agit du dixième et dernier volume de la série «Le roman d'un crime» centrée autour de l'enquêteur Martin Beck, dont j'aurai donc personnellement lu et recensé six romans : "Roseanna" (1965), "L'homme au balcon" (1967), "Le policier qui rit" (1968), "L'abominable homme de Säffle" (1971), "La chambre close" (1972) et le présent "Les terroristes" (1975).

De 1965 à 1975, l'évolution de ces deux auteurs est clairement perceptible : ce dernier roman (précisément daté puisque le récit s'ouvre le 5 juin 1974 en page 36) revêt carrément un aspect «manifeste politique d'extrême gauche» que le lecteur sentait venir au fil des volumes précédents, ce qui fait de ce texte un document incontournable pour tout historien du mouvement des idées contestataires diffusés par et dans les cercles intellectuels gauchistes tout au long de ces années post-soixante-huitardes.

En effet, toutes les instances officielles d'un pays occidental sont ici tournées en dérision, selon le mode de pensée et la phraséologie en cours dans cette strate intellectuelle et à cette époque. Ainsi, le procès longuement relaté au chapitre trois (pp. 41-97) n'est qu'une comédie burlesque, jouée par des intervenants tout aussi burlesques (Bulldozer Stern Robert Olsson, Pétard Braxen, le juge, les jurés, la plupart des témoins), récapitulée par Rhéa Nielsen en page 66 :
« L'enquête a été bâclée. L'affaire devrait être reprise à zéro. Rien n'est vraiment établi. Je déteste les flics à cause de ça, justement, outre la violence et tout le reste, bien entendu. Ils transmettent à la justice des dossiers qui ne sont ni faits ni à faire. Et puis le procureur se pavane comme un coq sur un tas de fumier et ceux qui vont rendre le verdict sont là uniquement parce que ce sont des bons à rien qui ne peuvent servir à rien d'autre sur le plan politique. »

A la page suivante (p. 68), l'avocat nous délivre un premier réquisitoire politique sur « la comédie qu'est la démocratie en Suède… », véritable morceau d'anthologie des discours en vogue dans ces années-là. Bien entendu, la pôvre Rebecka n'était qu'une victime « du système » (encore un mot typique de ces discours).

C'est d'ailleurs cette Rebecka Lind qui constitue le véritable personnage central de cette histoire. A travers elle, les auteurs nous campent un véritable archétype répandu dans les représentations gauchistes du brave populo : la pôvre fille finalement très humaine (mais un peu simplette) ne peut pas comprendre le «système» tellement il est injuste. Elle ne se soucie que d'élever la petite fille qu'elle a engendrée avec un brave jeune déserteur états-unisien ayant refusé de rejoindre les combats au Vietnam, qui s'est rendu aux autorités, lesquelles l'ont emprisonné. Elle n'aime pas la ville (pp. 232-239). Elle voulait tout bonnement qu'on lui donne de l'argent et ne souhaitait pas du tout braquer la banque. Qu'on ne s'y méprenne point, elle a «beaucoup réfléchi» et connaît «le système» dans lequel «tout le monde ment» (page 441).

Cette intrigue simplette est mélangée avec une autre, qui justifie le titre de l'ouvrage, à savoir la préparation d'un attentat terroriste contre le premier ministre, attentat organisé par une mystérieuse organisation dont les auteurs nous disent qu'on ignore leurs visées politiques. Une fois de plus, nous baignons dans les années 1970-1975 : la prise d'otages et le massacre d'athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich en 1972 par un commando palestinien a frappé le monde entier, les agissements de la bande à Baader (Rote Armee Fraktion) défraient l'actualité en Allemagne tout comme celle des Brigades Rouges en Italie, mais le mode d'action terroriste n'est pas encore vraiment connu dans le grand public. C'est ce qui explique probablement l'échec de nos deux auteurs dans la narration de cette partie d'intrigue, qui n'est vue que comme la volonté de faire un coup d'éclat paramilitaire émanant d'un groupe de terroristes hétéroclite baptisé ULAG (pp. 188-193). Encore une fois, le lecteur doit se montrer indulgent : dans ces années-là, personne ne bénéficiait encore d'une étude un tant soit peu sérieuse et approfondie de ce phénomène terroriste qui a depuis pris une ampleur considérable. Ainsi, l'action terroriste évoquée au tout début de cet ouvrage et qui se déroule en Amérique du Sud se termine par une galéjade : après tout, la victime de l'attentat avait une tellement sale tronche…

De toute façon, le groupe terroriste d'opérette mis en scène par nos deux auteurs n'aura guère l'occasion d'exercer ses talents et se montrera plutôt incompétent. En revanche – et c'est la thèse centrale – c'est la pôvre fille simplette qui finira par commettre un acte terroriste, tant «la société» l'aura poussée dans ses derniers retranchements. On le voit, on barbote dans les thèses favorites de certains groupes d'extrême-gauche de cette époque (en France, on pourrait rapprocher ça des thèses chères aux « mao-spontex » de la GP, grands théoriciens de la « spontanéité des masses » qui allait inéluctablement déboucher sur « des actions révolutionnaires » violentes).

Le début de l'ouvrage est marqué par cette « profonde » réflexion, émanant du policier suédois présent en tant qu'observateur lors d'un grand défilé dans une dictature sud-américaine :
« En dépit de toutes les autres différences, ce pays était, comme la Suède, une pseudo-démocratie régentée par une économie capitaliste et des politiciens cyniques, attachés à donner au régime l'apparence d'une sorte de socialisme de pure façade » (p. 36)
Une diatribe similaire explose en page 320, après que Dag Hammarskjöld en ait pris pour son grade en page 290. Il revient à l'avocat fantaisiste de donner la clé politique de ce roman (p. 464-466), dont la dernière phrase se termine sur le nom du « grand et cher » camarade Karl Marx.

En marge, notons quelques épiphénomènes tout aussi typiques de ces années-là.

Par exemple, lorsque Martin Beck songe à sa compagne Rhéa Nielsen (p. 64), on peut lire :
« Elle était plus forte moralement et plus libre d'esprit que lui ; sans doute plus intelligente aussi, en tout cas plus éveillée. »
C'est l'époque en effet où apparaissent ces assertions qui vont désormais être matraquées le plus souvent possible, commençant toujours par « les femmes sont plus » suivies par un qualificatif éminemment positif, sans que la comparaison soit portée à son terme par la mention grammaticalement indispensable (puisqu'on introduit une comparaison) qui devrait être immanquablement « que les hommes ». Aujourd'hui encore, nous sommes littéralement immergés dans cette formulation, à tel point qu'il est rare désormais de s'en rendre compte.

Un peu plus loin (pp. 107-113), le dialogue entre Martin Beck et Rhéa Nielsen reflète parfaitement la tendance aux grandes considérations politiques contestataires, généralisée à cette époque dans cette couche de la population y compris dans la plus stricte intimité…
C'est d'ailleurs Rhéa qui a ramené et affiché le poster de Mao dans l'appartement de Beck, ce qui a réellement existé.
Cette même Rhéa qui (chapitre 9, p. 204) passe bien sûr ses vacances chez son ex-mari dont elle est divorcée, et qui s'est remarié… c'était la théorie du «divorce apaisé» fort à la mode…

Autre ratage propre à ce roman, ratage hélas important : du début jusqu'à la moitié environ du récit apparaît une autre intrigue secondaire, celle d'un père assassinant celui qui a fait en sorte d'attirer sa fille dans le réseau des films pornos, prélude à la déchéance dans la drogue et la prostitution. Il est fort regrettable que nos deux auteurs se soient laissés aveugler par leur passion politique sectaire au point de négliger ce thème, d'autant plus que la Suède était bien – dans ces années-là – le principal pays fournisseur et initiateur de ce genre de films.

NB : la préface hagiographique d'Anna Holt me semble confondante de conformisme et n'apporte vraiment pas grand-chose en dehors d'une grande déception.

Pour conclure, un roman, et même une suite de romans, que tout historien de la pensée soixante-huitarde se doit de lire tant cela illustre le mode de pensée, d'action, de vie en vigueur dans ces cercles intellectuels dits gauchistes.
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