Dans ce lit de fin de fortune, aux draps moites, enfermée vivante dans cette concrétion de minerais, de ciment, de terre mêlée d'urine de rats, de toute une zoologie de caverne, les heures de rien de Magda s'amalgament comme le plomb. Elle lit. Elle lit des heures durant pour combler ces néants. Elle en a fait descendre, des livres. Des caisses pleines. Pour se soûler de mots, d'autres mots que tous ceux qui l'entourent, que ceux des tables à cartes et du poste radio. Assoiffée de mots d'amour, de mots de mer, d'océan, de voyages. Des mots dans tous les sens et d'ailleurs d'où qu'ils soient. Elle enchaîne les volumes, comme de bons vieux alcools. Elle s'assomme.
Après ces mois de détention, réduit à la plus simple expression de lui-même, il (Aimé) trouve la force de marcher encore, malgré ses semelle en loques…
... Je souffre donc je suis.
Nous porterons ces lettres jusqu'à toi, Magda Goebbels, fille de Friedländer. Nous te tuerons de nos morts.
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Le mépris, le dégoût de soi, ça vous met l'âme en morceaux. Une marmelade d'orgueil mélangé au remords. Mais il y a pire encore. Le blâme et l'opprobre au sein des prisonniers, le refus de la solidarité quand tout se tient là. Le dos tourné des survivants est bien plus douloureux que le mal des bourreaux. L'injustice altère. L'ignominie réduit. La soumission gangrène. Fela allait vivre les pires mois de sa survie.
Judah compte. Trois charrettes. Une vingtaine d'hommes et quatre fosses à première vue. Il dénombre quatre rectangles de vingt mètres de long sur six de large. Chaque charrette remplit un quart de fosse. Les pelles aplanissent les fosses pleines. Les semelles entament une danse ignoble pour tasser une terre gavée à ras. Les paysans toussent au mieux pour chasser la puanteur ambiante. Judah connaît cette odeur. Il en a rebouché, des charniers. Elle est restée gravée dans un coin de lui, sous son derme, à jamais. Avec le bruit des pelles qui cognent sur les derniers saillants d'hommes, des os, des crânes, des trésors enterrés jusqu'à ce qu'une main se lève. Halte ! Parce que l'officier chef de charnier avait cru percevoir le bruit de l'or qu'on cogne. Il fallait tout défaire, creuser, casser du coin de la pelle un pan de mâchoire ou de gueule, fouiller dans une gencive pour trouver de l'or.
La crise avait contraint l'industrie papetière à réduire son grammage. L'enfer allait s'écrire sur papier bible, diaphane, poreux, comme du papier buvard, absorbant toutes ces vies.
Le Qaddish est une géographie du deuil, une traduction de la peine qui dépasse toute les peines.Cette prière comble le gouffre entre ce qui était et ce qui n'est plus, le proche devenu lointain.C'est ce fossé insupportable que le Qaddish répare en sept mots, vingt-huit lettres, ni plus ni moins.
Je sais seulement que cette civilisation que tes amis honorent a atteint des degrés de sophistication funeste inouïs. C'est sans doute le propre des grandes civilisations que d'atteindre des sommets dans l'art de faire le mal.
Ils voulaient voir celui dont on parlait. Adolf n'était pas chancelier, le Reich était naissant. Mais il avait sur les foules le pouvoir hypnotique du joueur de flûte de Hamelin. Aux moindres intonations, il emmenait derrière lui hommes et femmes en rangs serrés jusqu'à la fin, leur fin.
La dernière chose que nous possédons, c'est notre histoire.